« J’ai réussi, Nell ! » Il avait vu le visage de sa petite sœur et compris qu’elle était trop terrifiée pour parler la première. « J’ai pas ramassé grand-chose, mais c’est un début. J’ai trouvé des trucs pour le Cirque à Puces. »
Nell n’était pas trop sûre de savoir ce qu’était le Cirque à Puces, mais elle avait appris que ça valait toujours le coup d’avoir des trucs à leur fourguer, d’ailleurs son frère en revenait d’habitude avec des bonbons ou le code d’accès d’un nouveau ractif.
D’un coup d’épaule, Harv alluma la lumière, puis il alla s’agenouiller au milieu de la pièce avant de décrisper les bras, de peur de laisser échapper quelque menu objet qui aurait pu aller se perdre dans un angle. Nell s’assit en face de lui et regarda.
Il sortit un bijou qui oscillait pesamment au bout d’une chaîne en or. Il était circulaire, lisse et doré d’un côté, blanc de l’autre. La face blanche était protégée par un dôme de verre aplati. Elle portait des chiffres inscrits tout autour, et l’on voyait deux minces tiges métalliques, comme de minuscules poignards, de longueur inégale, fixées par leur garde au milieu du cercle. L’objet émettait un bruit de souris cherchant à grignoter un mur pour s’échapper au milieu de la nuit.
Avant qu’elle ait pu l’interroger, il avait sorti le reste de son butin : plusieurs cartouches de son piège à mites. Demain, il les apporterait au Cirque à Puces, voir s’il avait pris des trucs intéressants, et si ça valait quelque chose.
Il y avait d’autres objets rappelant des boutons. Mais Harv avait gardé le plus gros pour la fin, et il le sortit avec cérémonie.
« Ça, j’ai dû me battre pour l’avoir, Nell. J’ai dû batailler dur, parce que j’avais peur que les autres le démontent pour récupérer les pièces. Je te l’offre. »
C’était une boîte aplatie et décorée. Au premier coup d’œil, Nell la trouva très jolie. Elle n’avait pas vu des masses de jolies choses dans son existence, mais toutes avaient un aspect spécifique, un côté chaud et somptueux, comme du chocolat, avec des reflets d’or.
« À deux mains, la prévint Harv. C’est lourd. »
Nell tendit les deux mains et le prit. Harv avait raison, l’objet était plus lourd qu’il en avait l’air. Elle dut le poser tout de suite sur ses genoux pour ne pas le laisser échapper. Ce n’était pas du tout une boîte : il était plein. Il y avait des lettres dorées imprimées dessus. Le bord gauche était lisse et arrondi, fait d’une matière à la fois chaude et douce mais résistante au toucher. Les autres bords étaient en léger creux, et de couleur crème.
Harv avait du mal à attendre. « Ouvre-le !
— Comment ? »
Harv se pencha vers elle et saisit entre deux doigts l’angle supérieur droit de l’objet qu’il rabattit. L’ensemble du couvercle se releva en pivotant autour d’une charnière sur le flanc gauche, entraînant avec lui une envolée de feuilles beige.
Sous la couverture, il y avait un bout de papier portant une illustration ainsi que d’autres lettres.
La première page du livre représentait une petite fille assise sur un banc. Au-dessus du banc, il y avait quelque chose comme une échelle, excepté qu’elle était horizontale et supportée à chaque extrémité par des piliers. Une plante grimpante enroulait sa tige épaisse autour des piliers et s’accrochait à l’échelle où ses fleurs s’épanouissaient en immenses corolles. La petite fille tournait le dos à Nell ; elle contemplait une prairie semée de petites fleurs qui descendait vers un étang tout bleu. Sur la rive opposée, on voyait s’élever des montagnes comme celles qui, paraît-il, existaient au milieu de New Chusan, là où les plus riches des Vickys avaient leurs résidences d’été. La petite fille tenait un livre ouvert sur les genoux.
La page d’en face portait une petite image en haut à gauche : d’autres vignes fleuries enlaçant une lettre en forme d’œuf géant. Mais le reste de la feuille était uniquement rempli de minuscules lettres noires sans aucune décoration. Nell la tourna et trouva deux autres pages de lettres, même s’il y en avait encore deux de grande taille avec des dessins tracés autour. Elle tourna une autre page et trouva une autre image. Sur celle-ci, la petite fille avait déposé son livre et s’adressait à un gros oiseau noir qui s’était apparemment pris la patte dans les plantes grimpantes. Elle continua de feuilleter.
Les pages qu’elle avait déjà tournées étaient sous son pouce gauche. Elles essayaient de se libérer, comme si elles étaient vivantes. Elle devait presser de toutes ses forces pour les maintenir en place. Finalement, elles bouffèrent par le milieu et glissèrent de sous son doigt pour retourner se coller, flop-flop-flop, au début de l’histoire.
« Il était une fois, dit une voix féminine, une petite fille qui s’appelait Elizabeth et qui aimait bien s’asseoir sous la tonnelle du jardin de son grand-père pour y lire des contes. » La voix était douce, rien que pour elle, avec un accent victorien très chic.
Nell referma brutalement le livre et le repoussa. Il glissa par terre et s’arrêta près du divan.
Le lendemain, Tad, le petit ami de Maman revint de mauvais poil. Il posa brutalement son pack de six sur la table de la cuisine, en sortit une bière et se dirigea vers le séjour. Nell tâchait de ne pas rester dans ses pattes. Elle récupéra Dinosaure, Canard, Peter Rabbit et Pourpre, plus sa baguette magique, un sac en papier qui était en fait la voiture dans laquelle se promenaient ses enfants et un bout de carton qui était une épée pour tuer les pirates. Puis, elle fila vers la chambre qu’elle partageait avec son frère, mais Tad venait d’entrer, sa bière dans une main, et, de l’autre, il commençait déjà à piocher dans le fourbi posé sur le divan, à la recherche de la manette de commande du médiatron. Il jeta par terre tout un tas de jouets d’Harv et de Nell, puis marcha sur le livre avec son pied nu.
« Ouille, bon Dieu de merde ! » s’écria Tad. Il baissa les yeux et contempla l’ouvrage, incrédule. « Putain, c’est quoi encore, ce truc ? ! » Il fit mine de botter dedans, puis se ravisa, se souvenant qu’il était pieds nus. Il le ramassa, le soupesa et regarda Nell droit dans les yeux, la fixant pour estimer sa distance et son azimut. « Stupide petite conne, combien d’fois faudra que j’te répète de me dégager ton putain de bordel ? ! ! » Puis il se tourna légèrement, enroula le bras autour du corps et lui jeta le livre à la tête, comme un frisbee.
Elle le regarda venir, interdite, n’ayant même pas l’idée de s’écarter, mais, au dernier moment, la couverture s’ouvrit. Les pages se déployèrent, envolée de plumes qui effleura son visage, sans lui faire le moindre mal.
Le livre tomba à ses pieds, ouvert sur une page illustrée.
L’image était celle d’un gros homme noir et d’une petite fille dans une pièce encombrée ; l’homme jetait un livre à la tête de la petite fille.
« Il était une fois une petite fille qui s’appelait Conne, dit le livre.
— Je m’appelle Nell », dit Nell.
Une infime perturbation se propagea le long du réseau de lettres garnissant la page en vis-à-vis.
« Tu vas t’appeler chair à pâté si tu me nettoies pas ce putain de merdier, dit Tad. Mais tu f’ras ça plus tard, j’ai besoin d’un peu d’intimité, pour une fois, merde ! »
Nell avait les mains pleines, aussi poussa-t-elle le livre du bout du pied jusque dans le couloir et la chambre d’enfants. Elle déchargea tout son fourbi sur le matelas, puis retourna en vitesse fermer la porte. Elle garda à portée de main la baguette magique et le sabre, au cas où, puis elle coucha Dinosaure, Canard, Peter et Pourpre dans le lit, bien alignés, et leur remonta la couverture jusque sous le menton. « À présent, toi tu vas au lit, et toi aussi et toi aussi et toi aussi, et vous êtes sages, pas’que vous avez tous été vilains et que vous avez embêté Tad et que je vous reverrai que demain.