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« L’analyse heuristique des séquences ciné semble suggérer la perpétration d’une agression violente », indiqua Miss Pao.

Le juge Fang appréciait à plus d’un titre les services de Miss Pao, mais son commentaire pince-sans-rire lui était particulièrement précieux.

« C’est pourquoi la sonde aérienne a aussitôt dépêché sur les lieux une autre escadrille d’aérostats, spécialisés dans le marquage. »

L’image d’un aérotaggeur apparut : plus petit et plus étroit que les cinéstats, on aurait dit une guêpe dépourvue de ses ailes. Les nacelles des minuscules turbines permettant à ces appareils d’évoluer dans les airs étaient bien visibles : l’engin était conçu pour la vitesse.

« Les assaillants suspectés ont adopté des contre-mesures », poursuivit Miss Pao, reprenant le même ton impassible. Sur la ciné, on voyait les criminels battre en retraite. Le cinéstat les suivit avec maestria. Le juge, qui avait visionné des heures de films de bandits quittant les lieux de leur forfait, observa la scène d’un œil critique. Des truands moins perfectionnistes auraient simplement détalé dans l’affolement, mais ce groupe procédait avec méthode : deux hommes par cyclo : le premier pédalait et le second se chargeait des contre-mesures. Deux des individus avaient sorti de la case d’équipements de leur engin des récipients analogues à des extincteurs, qu’ils vidaient en agitant leur buse dans toutes les directions. « Appliquant une méthode devenue familière aux forces de l’ordre, expliqua Miss Pao, ils ont dispersé une mousse adhésive qui obture les entrées d’air des turbines des aérostats, les rendant inopérantes. »

Dans le même temps, le grand médiatron s’était mis à émettre une redoutable succession d’éclairs éblouissants qui contraignirent le juge Fang à fermer les yeux et à se pincer l’arête du nez. Très vite, la séquence ciné s’interrompit. « Un autre suspect s’est servi d’un stroboscope pour localiser les cinéstats, avant de les mettre hors service par des salves de lumière laser – usant à l’évidence d’un appareil expressément conçu dans ce but et qui se trouve depuis peu fort répandu parmi la population criminelle des TC. »

Le grand médiatron revint cadrer sur la scène initiale de l’agression. En bas de l’écran, un bargraphe affichait le temps écoulé depuis le début de l’incident, et le juge Fang, en homme expérimenté, nota que la séquence avait fait un saut en arrière d’une quinzaine de secondes ; la narration s’était divisée, et l’on voyait à présent l’autre côté de l’intrigue. La séquence dépeignait un loubard isolé qui essayait de remonter sur son cyclo, alors même que ses camarades prenaient la fuite, dans un sillage de mousse adhésive. Mais son engin semblait avoir été endommagé et il refusait de démarrer. Le jeune l’abandonnait alors et s’enfuyait à pied.

Dans l’angle supérieur de l’image, le petit diagramme de l’aérostat marqueur passa à un fort grossissement, révélant en partie la complexité des entrailles de l’appareil qui se mit à ressembler moins à une guêpe qu’à la vue en coupe d’un astronef. Le nez de l’engin était équipé d’un mécanisme qui crachait des fléchettes, avec sa bande chargeuse intégrée. Des fléchettes si minuscules qu’elles en étaient presque invisibles, mais l’image continua de grandir, jusqu’à ce que la coque de l’aérostat marqueur finisse par évoquer l’horizon légèrement incurvé d’une planète et que les projectiles deviennent plus faciles à distinguer. Ils avaient une section hexagonale, comme des bouts de crayon. Sitôt après l’éjection, de redoutables picots se déployaient sur le nez, ainsi qu’un empennage simplifié à l’arrière.

« Le suspect avait connu un interlude balistique un peu plus tôt dans la soirée, précisa Miss Pao, épisode malheureusement non filmé, et il s’était soulagé de l’excès de vélocité par une technique ablative. »

Miss Pao se surpassait. Le juge la lorgna avec un haussement de sourcils, tout en pressant fugitivement la touche pause. Chang, l’autre assistant du juge, fit pivoter son énorme tête presque sphérique dans la direction de l’accusé, qui semblait tout petit devant la cour. À sa manie habituelle, Chang se frotta le crâne à rebrousse-poil avec la paume de la main, comme s’il n’arrivait pas à croire qu’il était tondu aussi court. Il ouvrit imperceptiblement la fente de ses petits yeux assoupis et traduisit pour l’accusé : « Elle dit que vous vous êtes payé un gadin. »

Jusqu’ici, le prévenu, pâle garçon asthmatique, avait paru trop intimidé pour manifester ne fut-ce que de la crainte. Mais là, on vit se relever la commissure de ses lèvres. Le juge nota avec approbation qu’il retenait une envie de sourire.

« Conséquemment, poursuivait Miss Pao, on peut noter des lacunes dans le tégument de son Nanobar. Un nombre indéterminé de mites marqueuses se sont introduites par ces ouvertures pour s’enficher dans les vêtements et la peau du suspect. Il s’est débarrassé de tous ses habits et s’est récuré vigoureusement aux bains-douches publics avant de regagner son domicile, mais trois cent cinquante mites marqueuses sont restées logées sous l’épiderme, d’où elles ont été extraites ultérieurement au cours de notre examen. Comme d’habitude, ces mites marqueuses étaient équipées d’un système de navigation inertielle qui a permis d’enregistrer tous les mouvements du suspect au cours des jours suivants. »

La ciné-séquence principale fut remplacée par une carte des Territoires concédés, portant inscrits au trait rouge les divers itinéraires du suspect. Le garçon s’était pas mal baladé, se rendant même parfois à Shanghai, mais il est toujours revenu au même appartement.

« Une fois établi un schéma cohérent, les mites marqueuses ont automatiquement émis leurs spores. »

L’image de fléchettes barbelées se modifia : la section médiane – qui contenait un enregistrement sur bande des mouvements du projectile – se libéra et plongea dans le vide.

« Plusieurs spores ont pu être récupérées par une sonde aérienne, où leur contenu a été transféré et leur numéro de série confronté aux enregistrements de la police. On a pu établir que le suspect a passé l’essentiel de son temps dans cet appartement. L’un des résidents correspondait nettement au suspect capturé par la ciné-séquence. Le suspect a été interpellé et l’on a trouvé sur son corps d’autres mites marqueuses, ce qui tend à accréditer nos soupçons.

— Oooh, laissa échapper Chang, comme s’il venait de se rappeler un détail essentiel.

— Que savons-nous de la victime ? dit le juge.

— Le cinéstat a pu le suivre jusqu’aux portes de la Nouvelle-Atlantis, indiqua Miss Pao. Il avait le visage tuméfié et ensanglanté, ce qui a compliqué l’identification. Il s’était également trouvé marqué, bien sûr – l’aérotaggeur étant incapable de faire la distinction entre agresseur et victime – mais aucune spore n’a pu être récupérée ; nous pouvons supposer que toutes ses mites marqueuses ont été détectées et détruites par le système immunitaire d’Atlantis/Shanghai. »

Parvenue à ce point, Miss Pao cessa de parler et tourna les yeux en direction de Chang, qui se tenait bien tranquille, les mains croisées dans le dos, fixant le plancher comme si son cou épais avait fini par céder sous le poids de sa tête. Miss Pao se racla la gorge, une fois, deux fois, trois fois, et soudain Chang reprit ses esprits. « Excusez-moi, Votre Honneur », dit-il en s’inclinant vers le juge Fang. Il fouilla dans un gros sac en plastique pour en retirer un chapeau haut de forme en piteux état. « Cet objet a été trouvé sur les lieux de l’agression », dit-il en revenant finalement à son dialecte natal.

Le juge baissa les yeux sur la nappe devant lui, avant de redresser la tête pour fixer Chang. Ce dernier s’avança et vint déposer délicatement le chapeau sur la table, puis il lui donna une légère pichenette, comme s’il n’était pas parfaitement positionné. Le juge considéra l’objet pendant quelques instants, puis il ôta ses mains des volumineux replis de sa robe, saisit le couvre-chef, le retourna. Les mots JOHN PERCIVAL HACKWORTH étaient inscrits en lettres d’or à l’intérieur du ruban.