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Le juge jeta un regard éloquent à Miss Pao, qui hocha la tête. Ils n’avaient pas encore contacté la victime. Laquelle victime ne les avait pas contactés non plus, ce qui était intéressant ; John Percival Hackworth devait avoir quelque chose à cacher. Les néo-Victoriens n’étaient pas idiots ; alors pourquoi étaient-ils si nombreux à se faire agresser dans les Territoires concédés après une soirée de bamboche ?

« Vous avez récupéré les articles volés ? » demanda le juge.

Chang se racla nerveusement la gorge, réprimant une envie d’éructer et de cracher – activité que le juge avait formellement prohibée dans l’enceinte du tribunal. Il se tourna de côté et recula d’un pas, laissant le magistrat examiner un des témoins : une petite fille, âgée de quatre ans peut-être, assise les pieds posés sur le siège, de sorte que son visage était masqué par ses genoux. Le juge entendit un bruit de page qui se tourne et comprit que la petite fille était en train de parcourir un livre calé sur ses cuisses. Elle inclinait la tête d’un côté ou de l’autre, en s’adressant à l’ouvrage d’une toute petite voix.

« Je me dois de présenter mes humbles excuses à monsieur le Juge, dit Chang, dans le dialecte de Shanghai. Et je vous présente ici même ma démission. »

Le juge Fang prit la déclaration avec toute la gravité requise. « Pourquoi ?

— J’ai été dans l’incapacité de soustraire la pièce à conviction des mains de la jeune personne, expliqua Chang.

— Je vous ai vu tuer des adultes à mains nues », lui rappela le juge. Élevé dans la langue cantonaise, il arrivait à se faire comprendre de Chang en s’adressant à lui dans une espèce de mandarin massacré.

« La vie n’a pas toujours été rose », observa Chang. Il avait trente-six ans.

« Il est midi passé, nota le juge Fang. Si on allait se manger au Kentucky Fried Chicken ?

— Comme vous voudrez, juge Fang, dit Chang.

— Comme vous voudrez, juge Fang, » dit Miss Pao.

Le juge Fang repassa à l’anglais pour s’adresser au garçon : « Votre cas est très sérieux. Vous devrez consulter les autorités historiques. D’ici là, vous allez rester ici jusqu’à notre retour.

— Oui, monsieur », dit l’accusé, manifestant une terreur abjecte. Sans rapport avec la crainte abstraite du délinquant primaire ; il suait et tremblait. Il avait déjà dû recevoir des coups de bâton.

La Maison de l’Impénétrable et Vénérable Colonel, tel était le nom qu’ils lui donnaient lorsqu’ils parlaient chinois. Vénérable, à cause de la barbiche, blanche comme la feuille du cornouiller, marque incontestable de crédibilité aux yeux d’un disciple de Confucius. Impénétrable parce qu’il était entré dans la tombe sans divulguer le Secret des onze herbes et épices. L’établissement avait été le premier franchisé de restauration rapide ouvert sur le Bund, bien des décennies plus tôt. Le juge Fang y avait l’équivalent d’une table particulière au coin de la salle. Il avait un jour réduit Chang à un état cataleptique en lui décrivant une avenue de Brooklyn où les gargotes à poulet frit s’alignaient sur des kilomètres, toutes de pâles copies du Kentucky Fried Chicken original. Miss Pao, qui avait grandi à Austin, Texas, se laissait moins aisément impressionner par ces légendes.

L’annonce de leur arrivée les avait précédés ; leur barquette les attendait déjà sur la table. Les petites coupes de plastique garnies de sauce, de chou râpé, de pommes de terre et ainsi de suite, avaient été disposées avec soin. Comme d’habitude, la barquette était placée face au siège de Chang, car c’est toujours lui qui en consommait le plus. Tous trois mangèrent en silence durant plusieurs minutes, ne communiquant que du regard ou via d’autres signaux subtils, puis ils passèrent encore quelques minutes à deviser poliment de choses et d’autres.

« Un point a fait résonner dans ma mémoire une corde sensible, dit enfin le juge, quand fut venu le temps de parler affaires. Ce nom de Tequila… la mère du suspect et de la petite.

— Le nom est déjà par deux fois apparu devant la cour », remarqua Miss Pao, avant de lui rafraîchir la mémoire en lui évoquant deux précédents : le premier, près de cinq ans plus tôt, à l’issue duquel l’amant de cette femme avait été exécuté, et le second, datant seulement de quelques mois, qui était fort similaire à celui-ci.

« Ah oui, dit le juge Fang, le second me revient. Ce garçon et ses amis avaient sévèrement rossé un homme. Mais sans rien lui voler. Il avait refusé d’expliquer ses actes. Je l’avais condamné à trois coups de bâton et remis en liberté.

— On est en droit de suspecter que la victime de cette affaire avait molesté la sœur du garçon, intervint Chang, car il avait déjà des antécédents de telles prouesses. »

Le juge pécha un pilon dans la barquette, le déposa sur sa nappe en papier, croisa les mains, et soupira. « Le garçon a-t-il de quelconques relations filiales ?

— Aucune, dit Miss Pao.

— Quelqu’un aurait-il l’obligeance de me conseiller ? » Le juge Fang posait fréquemment cette question ; il estimait de son devoir d’être didactique avec ses subordonnés.

Miss Pao répondit, avec juste le degré de précaution nécessaire : « Le Maître dit : “L’homme supérieur doit plier son attention devant ce qui est extrême. Cela étant établi, toutes les possibilités s’ouvrent naturellement. La piété filiale et la soumission fraternelle ! – ne sont-ce pas là les racines de tout acte charitable ?”

— Et comment en l’espèce appliquez-vous la sagesse du Maître ?

— Le garçon n’a pas de père – sa seule relation filiale possible est avec l’État. Vous êtes, juge Fang, le seul représentant de l’État qu’il soit susceptible de rencontrer. Il est donc de votre devoir de le châtier avec fermeté – disons, de six coups de bâton. Cela l’aidera à fonder sa piété filiale.

— Mais le Maître a dit également : “Que les hommes soient guidés par la loi et qu’on cherche à les uniformiser par le châtiment, ils feront tout pour éviter celui-ci, mais sans connaître le moindre scrupule. Alors que s’ils sont guidés par la vertu et qu’on cherche à les uniformiser grâce aux règles de la propriété, ils connaîtront les scrupules et, bien plus, deviendront bons.”

— Vous prôneriez l’indulgence ? » Miss Pao était pour le moins sceptique.

Chang avait son mot à dire : « Quand Mang Wu a demandé ce qu’était la piété filiale, le Maître lui a répondu : “Les parents redoutent surtout que leurs enfants tombent malades.” Mais le Maître n’a rien dit au sujet des coups de bâton. »

Miss Pao reprit : « Le Maître a dit également : “Le bois pourri ne se sculpte pas.” Et aussi : “Il n’y a que le sage de la plus haute classe, et le crétin de la plus basse espèce, que l’on ne peut changer.”

— Donc, la question qui se pose à nous est celle-ci : Le garçon est-il du bois pourri ? Son père l’était certainement. Je n’en suis pas encore aussi sûr concernant le fils.

— Sauf votre respect, intervint Chang, je me permets d’attirer votre attention sur la fille, qui devrait être le véritable sujet de nos discussions. Le garçon est peut-être irrécupérable ; la fille peut être sauvée.

— Qui la sauvera ? demanda Miss Pao. Nous avons le pouvoir de punir ; on ne nous a pas confié celui d’élever les enfants.