Le panorama fut gâché quand ils s’approchèrent pour pénétrer dans les brouillards éternels. À plusieurs reprises, alors qu’ils parcouraient les rues des TC, le juge Fang fit un geste étrange : il roula en cylindre les doigts de sa main droite, comme s’il saisissait une invisible tige de bambou. Puis, plaçant dessous l’autre main en coupe, formant ainsi une cavité obscure et fermée, il lorgna au travers, d’un seul œil. En examinant la poche d’air ainsi formée, il put découvrir que l’obscurité était piquetée de lumières scintillantes – comme s’il contemplait l’intérieur d’une caverne emplie de lucioles, sauf que ces lumières étaient multicolores, et que ces couleurs étaient aussi limpides et pures que des joyaux.
À force d’accomplir ce geste, les habitants de la Concession avaient fini par avoir une connaissance intuitive de cet univers microscopique. Ils devinaient quand quelque chose se préparait. Et s’il leur arrivait de l’effectuer lors d’une guerre de toner, le résultat pouvait être spectaculaire.
On était bien loin aujourd’hui des niveaux d’une guerre de toner, mais l’activité restait intense. Le juge Fang suspecta que ce ne devait pas être sans rapport avec le but de cette mission, sur laquelle Miss Pao avait refusé de s’expliquer plus avant.
Ils aboutirent dans un restaurant. Miss Pao insista pour prendre une table en terrasse, même si la pluie menaçait. Ils dominaient la rue, trois étages plus bas. Malgré la proximité, il était difficile de distinguer les visages des passants dans la brume.
Miss Pao sortit de son sac un paquet rectangulaire, emballé de Nanobar. Elle le défit et en sortit deux objets de forme et de taille à peu près identiques : un livre et un bloc de bois. Elle les disposa côte à côte sur la table. Puis elle les ignora pour reporter son attention sur le menu. Elle continua de les ignorer plusieurs minutes encore, tandis que ses compagnons buvaient du thé en devisant poliment, puis attaquaient leur repas.
« Quand Votre Honneur voudra, dit-elle enfin, j’aimerais l’inviter à examiner les deux objets que j’ai posés sur la table. »
Le juge Fang nota, non sans surprise, que si le bloc de bois n’avait pas changé d’aspect, le livre était désormais recouvert d’une épaisse couche de poussière grise, comme si les moisissures l’avaient envahi depuis plusieurs dizaines d’années.
« Ooooh », laissa échapper Chang, aspirant un long écheveau de nouilles et contemplant, les yeux exorbités, cet étonnant spectacle.
Le juge se leva, contourna la table, se pencha pour examiner cela de plus près. La poussière n’était pas répartie uniformément ; elle était bien plus épaisse vers les bords de la couverture. Il ouvrit le livre et put noter avec surprise qu’elle s’était même infiltrée jusqu’entre les pages.
« Je dirais que cette poussière est pour le moins obstinée. »
Sans répondre, Miss Pao lui indiqua, d’un regard éloquent, le bloc de bois. Le juge Fang le saisit et l’examina sous toutes les coutures ; il était impeccable.
« Qui plus est, cette substance fait preuve de discrimination ! s’exclama le juge.
— Un toner confucéen, nota Chang, ayant enfin réussi à ingurgiter ses nouilles. Il a une passion pour les livres. »
Le juge sourit avec indulgence et se tourna vers Miss Pao pour avoir une explication. « Je suppose, que vous avez examiné cette nouvelle espèce de mite ?
— C’est encore plus intéressant que ça. Depuis moins d’une semaine, ce n’est pas une mais bien deux nouvelles espèces de mites qui sont apparues dans les Territoires concédés – l’une et l’autre programmées pour dénicher tout ce qui peut ressembler à un livre. » Elle piocha de nouveau dans son sac et tendit à son maître une feuille roulée de papier médiatronique.
Une serveuse s’approcha précipitamment pour débarrasser les plats et les tasses. Le juge Fang déroula la page et la maintint sur la table à l’aide de divers ustensiles de faïence. Le papier était divisé en deux fenêtres, montrant chacune la vue agrandie d’un objet microscopique. Le juge vit sans peine que l’un et l’autre étaient conçus pour naviguer dans les airs, mais cela mis à part, ils ne pouvaient guère différer plus. Le premier évoquait une œuvre de la nature : doté de plusieurs bras bizarres et fort élaborés, il exhibait quatre énormes instruments en forme d’écope, recouverts de cannelures et écartés de quatre-vingt dix degrés.
« Des oreilles de chauve-souris ! » s’exclama Chang, en parcourant du bout d’une baguette l’incroyable complexité des volutes. Le juge Fang ne dit mot, mais se souvint que l’homme excellait dans cet exercice de déduction perspicace.
« L’appareil semble effectivement utiliser l’écholocation, comme la chauve-souris, admit Miss Pao. L’autre, comme vous pouvez le constater, est d’une conception radicalement différente. »
La seconde mite ressemblait à un astronef imaginé par Jules Verne. Elle avait une forme fuselée, en goutte d’eau, deux bras manipulateurs soigneusement repliés le long du fuselage, et son nez était creusé d’une profonde cavité cylindrique que le juge Fang estima être son œil. « Celle-ci possède une vision dans l’ultraviolet, expliqua Miss Pao. Malgré leurs différences, toutes deux font la même chose : rechercher des livres. Dès qu’elles en découvrent, elles se posent sur la couverture, en gagnent le bord, puis s’introduisent entre les pages pour examiner la structure interne du papier.
— Que cherchent-elles ?
— Impossible à dire, sauf à désosser l’ordinateur embarqué et à décompiler son programme – ce qui est délicat, indiqua Miss Pao, avec son goût habituel pour la litote. Dès qu’elle a découvert qu’elle a exploré un livre ordinaire fait de papier traditionnel, elle se désactive et se transforme en poussière.
— Donc, on trouve aujourd’hui quantité de livres poussiéreux dans la Concession, observa Chang.
— Primo, il n’y en a pas tant que ça », nota le juge Fang. Chang et Miss Pao étouffèrent un rire, mais le juge n’avait, semblait-il, pas voulu faire un bon mot ; c’était un simple constat.
« Quelles conclusions en tirez-vous, Miss Pao ?
— Que deux groupes rivaux sont en train de ratisser les Territoires concédés à la recherche du même livre. »
Elle n’eut pas besoin d’ajouter que la cible de cette recherche était sans doute le livre dérobé à ce gentleman dénommé Hackworth.
« Pouvez-vous faire des conjectures sur l’identité de ces groupes ?
— Bien sûr, aucun des appareils ne porte de marque de fabrique, dit Miss Pao. Mais la mite aux oreilles de chauve-souris est typique de la conception du Dr X ; la plupart de ses caractéristiques sont le fruit d’une évolution, pas d’une fabrication, et le Cirque aux Puces du fameux docteur n’est jamais qu’une officine de collecte de mites évoluées dotées de caractéristiques intéressantes. Au premier coup d’œil, l’autre pourrait être issu de l’un ou l’autre des ateliers de mécanique associés aux principaux phyles – Nippon, Nouvelle-Atlantis, Hindoustan, Première République Distribuée étant les principaux suspects. Mais après un examen plus approfondi, j’y trouve une élégance…