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— Une élégance ?

— Pardonnez-moi, Votre Honneur, le concept n’est pas facile à expliquer : certaines technologies ont une qualité ineffable, que leurs créateurs qualifieront au choix de concision technique, d’harmonie conceptuelle, ou de joli coup – autant de signes qu’elles sont l’œuvre, élaborée avec grand soin, d’un individu pas seulement motivé, mais inspiré. C’est toute la différence entre un ingénieur et un pirate.

— Ou entre un ingénieur et un artifex ? »

La remarque du juge fit naître chez Miss Pao l’esquisse d’un sourire.

« Je crains d’avoir embarqué cette gamine dans une affaire bien plus délicate que je ne l’aurais imaginé. » Le juge Fang roula la feuille et la rendit à Miss Pao. Chang remit la tasse du juge devant lui, puis il lui resservit du thé. Machinalement, le juge réunit le bout des doigts et le pouce, et se mit à pianoter doucement sur la table.

C’était un geste très ancien en Chine. La légende disait que l’un des premiers Empereurs aimait se déguiser en roturier et parcourir l’Empire du Milieu pour s’enquérir du sort de ses paysans. Bien souvent, alors qu’il était installé autour d’une table d’auberge avec sa suite, c’était lui qui servait le thé à tout le monde. Comme ils ne pouvaient se prosterner devant leur suzerain au risque de dévoiler son identité, ils faisaient ce geste à la place, la main imitant une génuflexion. Les Chinois d’aujourd’hui avaient également pris cette habitude pour se dire merci lorsqu’ils étaient à table. Et, de temps à autre, le juge Fang se surprenait à faire de même, tout en songeant que c’était chose bien étrange que d’être Chinois dans un monde sans empereur.

Assis, les mains cachées dans ses manches, il resta plusieurs minutes à peser ces diverses questions, en regardant la vapeur s’élever de sa tasse et se condenser en brouillard au contact de la poussière de micro-aérostats.

« Nous allons bientôt nous intéresser à ce M. Hackworth et au Dr X ; observer leurs réactions devrait se montrer instructif. Je m’en vais réfléchir à la meilleure manière de procéder. Dans l’intervalle, occupons-nous de la jeune fille. Chang, allez faire un tour du côté de l’immeuble qu’elle habite, vérifier s’il y a eu un problème quelconque – si l’on y aurait pas vu rôder des individus suspects.

— Monsieur, sauf votre respect, toute personne qui réside dans cet immeuble est un individu suspect.

— Vous m’avez fort bien compris, rétorqua le juge avec un rien d’irritation. Le bâtiment devrait disposer d’un système de filtrage des nanosites présents dans l’air. Si ce système fonctionne convenablement, et si la petite ne sort pas avec le livre, alors elle devrait rester indétectée. » Le juge dessina un trait dans la poussière recouvrant le livre, puis il étala le toner sur ses doigts. « Allez voir le gérant et prévenez-le que son système de filtrage doit bientôt subir une inspection, et que c’est tout à fait sérieux, qu’il ne s’agit pas d’une demande de pot-de-vin.

— Bien monsieur », dit Chang. Il repoussa sa chaise, le leva, s’inclina et sortit du restaurant d’un pas décidé, s’arrêtant juste à l’entrée pour prendre un cure-dents au distributeur. Il n’aurait pas été inconvenant qu’il termine son repas, mais Chang avait déjà témoigné d’intérêt pour le bien-être de la petite et, apparemment, il ne voulait pas perdre de temps.

« Miss Pao, vous allez installer une surveillance dans l’appartement de la fille. Au début, nous changerons les bandes et les visionnerons chaque jour. Si le livre n’est pas détecté dans l’immédiat, nous passerons à un rythme hebdomadaire.

— Bien monsieur. » Miss Pao chaussa ses lunettes phénoménoscopiques. Un éclat coloré se réfléchit sur son iris dès qu’elle se fut perdue dans une sorte d’interface. Le juge Fang remplit sa tasse, la saisit dans sa main en coupe et rejoignit le bord de la terrasse. Il avait des soucis d’une tout autre ampleur que cette fille et son livre ; mais il soupçonnait que dorénavant, il n’allait guère songer à quoi que ce soit d’autre.

Description du vieux Shanghai ; situation du Théâtre Parnasse ; le travail de Miranda

Bien avant que les Européens n’aient mis le grappin dessus, Shanghai était un village fortifié au bord de la rivière Huangpu, à quelques kilomètres au sud de son confluent avec l’estuaire du Yangzi. L’essentiel de ses bâtiments trahissait l’architecture complexe de la dynastie Ming, avec jardins privés pour les familles riches, quelque rue commerçante dissimulant des taudis intérieurs, une maison de thé branlante s’élevant, vertigineuse, d’une île au milieu d’un étang. Dans un passé plus récent, on avait abattu le mur d’enceinte et percé une sorte de boulevard circulaire à l’emplacement de ses fondations. L’ancienne concession française enveloppait le côté nord de la ville, et c’est dans ce quartier, à l’angle d’une rue donnant sur le boulevard circulaire et menant vers la vieille ville, qu’on avait, à la fin du dix-neuvième siècle, édifié le Théâtre Parnasse. Miranda y travaillait depuis cinq ans, mais l’expérience avait été si intense que, bien souvent, elle avait l’impression que cela ne faisait que cinq jours.

Le Parnasse avait été bâti par les Européens, au temps où le statut d’Européen était encore chose sérieuse dont on n’avait pas à s’excuser. La façade était classique : un portique formant une rotonde de trois quarts de cercle au coin de la rue, soutenu par des colonnes corinthiennes, le tout en pierre calcaire. Dans les années dix-neuf cent quatre-vingt-dix, on avait recouvert le portique d’une enseigne de toile blanche soulignée par des tubes fluorescents roses et violets. Il n’aurait pas été difficile de la démonter pour la remplacer par quelque chose de plus médiatronique, mais les autochtones aimaient bien sortir des échelles de bambou de sous l’atelier de décors afin de monter y encliqueter les hautes lettres de plastique noir annonçant le programme de la soirée. Parfois, ils descendaient le vaste écran médiatronique et diffusaient des films, alors les Occidentaux rappliquaient de tout le Grand Shanghai, en smoking et robe du soir, et ils s’installaient dans le noir pour voir Casablanca ou Danse avec les loups. Et, au moins deux fois par mois, la Compagnie du Parnasse montait sur les planches et jouait pour de bon : devenant pour un soir des acteurs plutôt que des racteurs, avec éclairage, maquillages et costumes. Le plus dur était d’inculquer cette notion au public ; à moins d’être de vrais mordus de théâtre, les spectateurs voulaient toujours monter sur scène pour interagir, ce qui bouleversait toute la représentation. Le théâtre en direct était un genre ancien et singulier, assez comparable à l’audition de chants grégoriens, et cela ne suffisait pas à régler les factures. Les factures, on les payait avec les ractifs.

L’édifice était étroit et haut, afin de tirer au mieux parti des contraintes de l’immobilier à Shanghai ; c’est pourquoi l’avant-scène avait des proportions presque carrées, comme les écrans de télévision d’antan. Elle était dominée par le buste d’une actrice française oubliée, soutenue par des ailes dorées et flanquée par des anges brandissant trompettes et tresses de laurier. Le plafond présentait une fresque circulaire dépeignant des Muses folâtres vêtues de robes diaphanes. Un grand lustre était suspendu au milieu ; on avait remplacé ses lampes à incandescence par de nouveaux dispositifs qui ne claquaient plus, et qui éclairaient régulièrement les rangées de minuscules fauteuils vermoulus entassés à l’orchestre. Il y avait trois balcons et trois rangées de loges, deux côté cour, et deux côté jardin, sur chaque niveau. Le devant des loges et des balcons était décoré de tableaux d’inspiration mythologique, dont la teinte dominante, ici comme dans le reste de la salle, était d’un turquoise très dix-huitième français. La salle débordait de stucs, au point que l’on découvrait des visages de chérubins dodus, de dieux romains accablés et autres Troyens passionnés jaillir à tout bout de champ d’une colonne, d’un soffite ou d’une corniche, et vous prendre par surprise. La plupart avaient été sérieusement éraflés par les balles de Gardes rouges trop zélés au temps de la Révolution culturelle. À l’exception des impacts de balles, le Parnasse était en assez bon état, même si au cours du vingtième siècle, on avait fixé de longues poutrelles métalliques verticales devant les loges, horizontales le long des balcons, pour y fixer des projecteurs. Aujourd’hui, les projecteurs étaient des disques de la taille d’une pièce de monnaie – utilisant des émetteurs à rideau de phase équipés chacun de sa batterie – qu’on pouvait coller n’importe où et qu’on pilotait par radio. Mais les poutrelles étaient toujours là, ce qui nécessitait toujours un tas d’explications pour les touristes en visite.