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Chacune des douze loges avait sa porte individuelle, et son ouverture était dotée d’un rideau monté sur un rail incurvé pour offrir à ses occupants un semblant d’intimité à l’entracte. On avait rangé les rideaux pour les remplacer par des écrans acoustiques amovibles, et déboulonné les sièges, que l’on avait rangés à la cave. Désormais, chaque loge était une pièce isolée ovoïde, de la taille idéale pour un plateau-cabine. Ces douze plateaux particuliers généraient soixante-quinze pour cent du chiffre d’affaires du Parnasse.

Miranda se présentait toujours sur son plateau une demi-heure à l’avance pour effectuer un diagnostic de sa trame. Les nanosites ne duraient pas éternellement – ils pouvaient être détruits par l’électricité statique ou les rayons cosmiques – et si, par pure négligence, vous laissiez se détériorer votre instrument de travail, vous ne méritiez pas de vous baptiser un racteur.

Miranda avait décoré les murs inertes de sa scène personnelle avec des affiches et des photos de ses modèles, en majorité des actrices de passifs du vingtième siècle. Elle avait une chaise dans l’angle, pour les rôles exigeant qu’on soit assis. Il y avait également une minuscule table basse, sur laquelle elle déposait son sac, une bouteille de deux litres d’eau minérale et ses pastilles pour la toux. Puis elle se dévêtait pour rester en maillot et collant noirs, accrochant ses habits de ville au portemanteau près de la porte. Telle autre ractrice pouvait se mettre nue, porter ses vêtements habituels, ou bien chercher à assortir son costume au rôle qu’elle jouait, si elle avait la chance de le connaître à l’avance. En tout cas jusqu’ici, Miranda l’avait toujours ignoré. Elle avait actuellement des contrats pour les rôles de Kate dans la version ractive de La Mégère apprivoisée (nanar lourdingue, mais encore apprécié de certains utilisateurs mâles) ; de Scarlett O’Hara dans le ractif d’Autant en emporte le vent ; d’une femme agent double dénommée Use dans un thriller d’espionnage situé à bord d’un train traversant l’Allemagne nazie ; et enfin de Rhéa, demoiselle en détresse néo-victorienne de La Route de la soie, ractif d’aventure romanesque situé du mauvais côté du Shanghai contemporain. C’est même elle qui avait créé le rôle. Après les premières critiques favorables (« Un portrait remarquablement Rhéa-liste joué par une débutante, Miranda Redpath ! »), elle n’avait plus joué grand-chose d’autre au cours des deux mois suivants, même si ses exigences étaient telles que la plupart des utilisateurs optaient pour l’une des doublures, ou se contentaient du rôle passif de spectateur, pour un dixième du cachet demandé. Mais le distributeur avait bousillé tout le travail de relations de presse quand ils avaient cherché à déborder du marché de Shanghai, si bien que, aujourd’hui, La Route de la soie était retournée dans les limbes, et qu’à cette occasion on avait pu voir tomber plusieurs têtes.

Quatre rôles principaux, c’était le maximum qu’elle pouvait mémoriser simultanément. Le prompteur vous permettait de jouer n’importe quel personnage sans avoir lu son texte au préalable, et si vous n’aviez pas peur de vous ridiculiser. Mais Miranda avait désormais une réputation, et elle ne pouvait se satisfaire d’un travail bâclé. Toutefois, pour faire la jonction quand elle avait des creux, elle avait également d’autres engagements, sous un autre nom, pour des tâches plus faciles : essentiellement de la narration, plus des trucs touchant les œuvres pour enfants. Elle n’en avait pas elle-même, mais elle continuait de correspondre avec ceux dont elle s’était occupée lorsqu’elle était gouvernante. Elle adorait ragir avec les enfants et, par ailleurs, c’était un excellent exercice pour la voix que de prononcer convenablement ces petites rengaines idiotes.

« Répétition Kate de La Mégère », dit-elle, et la constellation en forme de Miranda fut aussitôt remplacée par une femme brune aux yeux verts et félins, vêtue de ce qu’un costumier de théâtre s’imaginait être la tenue d’une riche bourgeoise dans l’Italie de la Renaissance. Miranda avait de grands yeux de biche, alors que Kate avait des yeux de chat, et les yeux de chat étaient utilisés différemment, en particulier quand il fallait lancer un mot d’esprit cinglant. Carl Hollywood, fondateur de la compagnie et dramaturge, qui avait assisté passivement à ses Mégère, lui avait suggéré de travailler un peu plus cet aspect-là. Bien peu de clients appréciaient Shakespeare – voire en connaissaient l’existence –, mais ceux-là tendaient à se trouver dans la frange supérieure de l’échelle des revenus, et ils valaient d’être soignés. D’habitude, ce genre d’argument était de peu d’effet sur Miranda, mais elle avait fini par découvrir que certains de ces (riches, sexistes, snobs et connards de) gentlemen étaient de remarquablement bons racteurs. Et n’importe quel professionnel pourrait vous dire que c’était un plaisir rare de ragir avec un client qui savait ce qu’il faisait.

La Tournée embrassait les heures de grande écoute à Londres et sur les deux côtes américaines. En temps universel, elle commençait aux alentours de vingt et une heures quand, au sortir du dîner, les Londoniens cherchaient à se distraire, pour s’achever vers sept heures du marin, lorsque les Californiens allaient se coucher. Quel que soit leur fuseau horaire d’origine, tous les racteurs essayaient de bosser dans ce créneau. Pour Shanghai, la Tournée courait de cinq heures du matin au milieu de l’après-midi, et Miranda ne rechignait pas à faire des heures supplémentaires si un riche Californien désirait prolonger un ractif jusqu’à des heures indues. Certains des racteurs de sa compagnie ne se pointaient pas avant la fin de l’après-midi, mais Miranda rêvait toujours d’aller vivre à Londres et cherchait désespérément à se faire remarquer des riches clients de la cité. Aussi venait-elle toujours travailler en avance.

Quand elle eut achevé ses exercices de mise en voix, elle découvrit qu’une proposition l’attendait déjà. L’agent (qui était un utilitaire logiciel semi-automatique) avait rassemblé un groupe de neuf payeurs, juste de quoi distribuer tous les seconds rôles de Première Classe pour Genève, ractif qui narrait les intrigues entre les riches voyageurs d’un train dans l’Allemagne nazie, et production incontournable qui était, en la matière, l’équivalent de La Souricière pour le théâtre passif. C’était un ensemble complet : il y avait neuf apparitions réservées aux payeurs, trois rôles un peu plus conséquents joués par des artistes professionnels rétribués, comme Miranda. L’un des personnages était, à l’insu des autres, un espion allié. Un deuxième, un colonel de la SS en mission secrète, un troisième une juive planquée, un autre encore, un agent russe de la Tchéka. Parfois, il y avait un Allemand qui essayait de passer du côté allié. Mais on ne savait jamais à quoi s’en tenir au démarrage du ractif ; l’ordinateur distribuait tous les rôles de manière aléatoire.