— Pourquoi qu’elle avait une vilaine marâtre ?
— La mère de Nell était morte une nuit, quand un monstre jailli de l’océan était entré dans leur chaumière pour enlever Nell et Harv, qui n’étaient alors que des bébés. Elle combattit le monstre et le tua, mais ce faisant, elle avait subi de terribles blessures et mourut le lendemain, ses deux enfants adoptifs encore nichés contre son sein.
— Pourquoi que le monstre avait jailli de l’océan ?
— Depuis des années, les parents de Nell désiraient ardemment avoir des enfants, mais ils n’avaient pas eu ce bonheur jusqu’au jour où le père captura dans ses filets une sirène. La sirène lui dit que s’il la laissait repartir, elle exaucerait un vœu, alors il formula celui d’avoir deux enfants, un garçon et une fille.
« Le lendemain, alors qu’il était sorti pêcher, il fut abordé par une sirène portant un panier. Dans le panier se trouvaient deux petits bébés, pareils à ceux qu’il avait demandés, enveloppés dans une couverture en or. La sirène l’avertit que son épouse et lui ne devraient pas laisser les bébés crier la nuit.
— Pourquoi qu’ils étaient dans une couverture en or ?
— Parce que c’était en réalité un prince et une princesse victimes d’un naufrage. Leur bateau avait sombré, mais le panier contenant les deux bébés flotta comme un bouchon sur l’océan jusqu’à ce que les sirènes les trouvent. Elles s’en étaient occupées en attendant de leur trouver de bons parents adoptifs.
« Le père ramena les bébés à sa chaumière et les présenta à son épouse qui se pâma d’allégresse. Ils vécurent heureux durant un certain temps, et chaque fois qu’un des bébés pleurait, l’un ou l’autre parent se levait pour le consoler. Mais un soir, le père ne rentra pas, car une tempête avait poussé sa petite embarcation rouge bien loin à la dérive. L’un des bébés se mit à pleurer, et la maman se leva pour le consoler. Mais quand l’autre se mit à pleurer à son tour, elle ne put rien faire, et bientôt le monstre vint réclamer son dû.
« Quand le pêcheur revint chez lui le lendemain, il trouva le corps de sa mère gisant près de celui du monstre, et les deux bébés indemnes. Son chagrin fut immense, et il dut s’atteler à la rude tâche d’élever les deux enfants.
« Un jour, une inconnue vint frapper à sa porte. Elle lui dit qu’elle avait été envoyée par les cruels Souverains du Pays d’Au-delà, et qu’elle cherchait un endroit pour dormir, et qu’elle était prête à s’acquitter de n’importe quelle tâche en échange. Au début, elle dormait par terre et passait toute la journée à cuisiner pour le pêcheur et faire son ménage, mais Nell et Harv avaient grandi, et peu à peu, elle se mit à leur confier de plus en plus de corvées, si bien que, lorsque leur père disparut, ils trimaient de l’aube jusque bien après le crépuscule, alors que leur marâtre ne levait pas le petit doigt.
— Pourquoi que le pêcheur et ses bébés n’étaient pas allés habiter au château pour se protéger du monstre ?
— Le château était un lieu sombre et sinistre au sommet d’une montagne. Le pêcheur avait appris de son père qu’il avait été bâti aux temps anciens par des trolls qui, disait-on, y habitaient toujours. Et il n’avait pas les douze clefs.
— Est-ce que la vilaine marâtre avait les douze clefs ?
— Elle les avait enfouies dans un lieu secret, aussi longtemps que le pêcheur était encore là, mais après qu’il fut parti pour ne plus jamais revenir, elle avait forcé Nell et Harv à les déterrer, en même temps que les quantités d’or et de pierreries qu’elle avait ramenées du Pays d’Au-delà. Elle se recouvrit de l’or et des pierreries, puis ouvrit les grilles de fer du Château noir et attira Nell et Harv à l’intérieur. Sitôt qu’ils furent passés, elle claqua les grilles dans leur dos et referma les douze verrous. « Quand le soleil se couchera, les trolls vous mangeront en casse-croûte ! » caqueta la vilaine marâtre.
— C’est quoi, un troll ?
— Un monstre effrayant qui vit dans des trous du sol et sort à la nuit tombée. »
Nell éclata en sanglots. Elle referma violemment le livre, courut vers son lit, prit dans ses bras ses peluches, se mit à mordiller sa couverture et sanglota encore quelques minutes en réfléchissant à la question des trolls.
Le livre émit un petit froissement. Du coin de l’œil, Nell le vit s’ouvrir et elle y jeta un regard soupçonneux, craignant d’y découvrir l’image d’un troll. Mais, à la place, elle vit deux illustrations. L’une montrait la princesse Nell, assise dans l’herbe, tenant quatre poupées dans ses bras. Celle d’en face montrait Nell entourée de quatre créatures : un gros dinosaure, un lapin, un canard et une femme aux cheveux violets, vêtue d’une robe pourpre.
Le livre reprit : « Veux-tu savoir comment la princesse Nell s’est fait des amis dans le Château noir, là où elle s’attendait le moins à en rencontrer, et comment ils ont tué tous les trolls pour en faire un endroit où vivre en paix ?
— Oui ! » dit Nell, qui aussitôt s’approcha à quatre pattes pour venir se poster au-dessus du livre.
Le juge Fang se rend en visite dans l’Empire du Milieu ; cérémonie du thé dans un décor ancien ; rencontre « fortuite » avec le Dr X
Le juge Fang n’était pas affligé de cette incapacité occidentale à prononcer le nom de l’homme connu sous l’identité mystérieuse de Dr X – à moins qu’on puisse considérer comme un handicap une combinaison d’accent new-yorkais et cantonais. Malgré tout, lors de ses discussions avec ses fidèles subordonnés, il avait lui aussi fini par prendre l’habitude de l’appeler le Dr X.
Jusqu’à tout récemment, il n’avait d’ailleurs jamais eu l’occasion de prononcer son vrai nom. Le juge Fang était procureur des Territoires concédés, qui eux-mêmes faisaient partie de la République côtière de Chine. Le Dr X ne quittait presque jamais les limites du Vieux Shanghai, qui dépendait d’une autre zone administrative ; plus précisément, il se cantonnait à un secteur tout petit mais fort découpé dont les vrilles se ramifiaient apparemment dans toutes les rues, tous les immeubles de la vieille ville. Sur un plan, on aurait dit le système radiculaire d’un bonsaï millénaire ; la longueur de ses frontières devait dépasser les cent kilomètres, alors que sa superficie n’excédait pas les deux kilomètres carrés. Cette région ne faisait pas partie de la République côtière ; elle s’était baptisée l’Empire du Milieu, vestige vivant de la Chine impériale, de très loin la plus vieille et la plus grande nation du monde.
Les vrilles allaient même encore plus loin ; le juge Fang le savait de longue date. Plus d’un gangster écumant les Territoires concédés, le cul zébré des coups de bâton du juge, gardait sur le continent des contacts qui devaient remonter en définitive jusqu’au Dr X. S’appesantir sur ce fait était en général sans grand intérêt ; si ce n’avait pas été le Dr X, ç’aurait été un autre. Le Dr X manifestait une habileté peu commune à tirer parti du droit d’asile qui, dans l’usage moderne, signifiait simplement que les fonctionnaires de la République côtière ne pouvaient pas s’introduire dans l’Empire du Milieu pour y arrêter un individu tel que lui. Aussi, en temps normal, quand ils se donnaient la peine de retrouver les parrains d’un criminel, se contentaient-ils d’inscrire sur la page du dossier une flèche qui remontait vers un seul caractère, formé d’un carré divisé par une barre verticale. L’idéogramme signifiait Milieu, comme dans Empire du Milieu, même si aux yeux du juge Fang, il avait fini par être simplement synonyme d’ennuis.