À la Maison de l’Impénétrable et Vénérable Colonel, comme aux autres points de chute habituels du juge, on avait plus souvent prononcé le nom du Dr X ces dernières semaines. Le Dr X avait essayé d’acheter tout le personnel du juge Fang, à l’exception du juge lui-même. Bien entendu, ces ouvertures avaient été le fait d’individus dont les rapports avec le Dr X étaient ténus à l’extrême, et elles avaient été si subtiles que la majorité des fonctionnaires abordés n’avaient même pas réalisé de quoi il retournait jusqu’à ce que, quelques jours ou quelques semaines plus tard, ils se dressent dans leur lit en s’exclamant : « Mais ce type a essayé de m’acheter ! Il faut que j’en parle au juge Fang ! »
La question du droit d’asile mise à part, ces deux décennies auraient été plutôt divertissantes et même stimulantes pour le juge Fang, contraint de jouer au plus fin avec le docteur : enfin, un adversaire digne de lui, qui lui offrait un changement bienvenu par rapport à tous ces petits barbares morveux, chapardeurs et malodorants. En fait, les machinations ourdies par le Dr X étaient d’un intérêt purement abstrait. Mais elles n’en étaient pas moins passionnantes et, assez fréquemment, quand Miss Pao débitait son boniment habituel sur la surveillance aérienne, la détection heuristique des agressions et les aérostats marqueurs, le juge Fang sentait que son attention dérivait vers l’autre bout de la cité, vers la vieille ville et l’antre du Dr X.
On racontait que, bien souvent, le docteur allait prendre son thé matinal dans une ancienne maison de thé, et c’est ainsi qu’un beau matin le juge Fang s’avisa d’aller y faire un tour. La maison avait été édifiée, bien des siècles plus tôt, au milieu d’un étang. Des bancs de poisson couleur de feu flottaient juste sous la surface de l’eau kaki, luisant comme des charbons ardents, tandis que le juge et ses assistants, Chang et Miss Pao, franchissaient le pont.
Une croyance chinoise voulait que les démons n’aiment à se déplacer qu’en ligne droite. D’où ce pont, qui ne décrivait pas moins de neuf zigzags pour rallier le centre de l’étang. En d’autres termes, le pont était un filtre à démons, et la maison de thé était donc garantie sans maléfices, ce qui semblait d’un intérêt limité si elle recevait des hôtes de l’acabit du Dr X. Mais pour un homme comme le juge Fang, élevé dans une cité aux longues avenues rectilignes, remplie de gens qui parlaient sans détour, il n’était pas inutile de se voir rappeler que pour certains, dont le Dr X, toute cette rectitude suggérait le démoniaque ; plus naturelle et plus humaine était la voie toujours sinueuse, celle où l’on ne pouvait jamais voir au-delà du prochain détour, où le plan général n’était perçu qu’au terme d’une méditation prolongée.
La maison de thé proprement dite était construite en bois brut, patiné d’un joli gris par les ans. Elle semblait branlante, ce qui, à l’évidence, n’était pas le cas. Elle était étroite et haute – deux niveaux, avec un toit altier aux ailes de pagode. On y pénétrait par une porte étroite et basse, édifiée par et pour des individus souffrant de malnutrition chronique. L’intérieur dégageait l’ambiance d’une cabane rustique au bord d’un lac. Le juge Fang y était déjà venu, en civil, mais, aujourd’hui, il avait passé une robe par-dessus son complet rayé gris – une toge de brocart raisonnablement discrète, funèbre même, comparée à ce qu’on portait habituellement en Chine. Il avait également coiffé un bonnet noir décoré d’une licorne brodée, que d’autres auraient sans doute surchargée d’arcs-en-ciel et de lutins, mais dont on percevait ici fort bien la signification : un antique symbole d’acuité. On pouvait compter sur le Dr X pour saisir le message.
Le personnel avait eu tout le temps de s’aviser de l’identité du visiteur alors qu’il négociait les interminables détours de la passerelle d’accès. L’équivalent du gérant, flanqué de deux serveuses, l’attendait devant la porte, et tous trois s’inclinèrent profondément à son approche.
Dans sa jeunesse, le juge Fang avait été nourri de Cheerios, de hamburgers et de burritos géants débordant de fayots et de viande hachée. Sa taille approchait les deux mètres. Il avait une barbe inhabituellement fournie, qu’il avait laissé pousser depuis deux ans déjà, et ses cheveux lui descendaient plus bas que les omoplates. Ajoutés au bonnet et à la robe, et combinés au pouvoir délégué par l’État, ces éléments lui conféraient une présence certaine dont il était parfaitement conscient. Il essayait de ne pas paraître outrancièrement content de lui, car cela fût allé à l’encontre de tous les préceptes confucéens. D’un autre côté, le confucianisme se nourrissait de hiérarchie, et ceux qui occupaient les postes élevés étaient censés se comporter avec une certaine dignité. Le juge Fang pouvait se reposer dessus si nécessaire. Il en usa justement pour se faire attribuer la meilleure table du rez-de-chaussée, à l’écart dans un angle, avec une jolie vue par les minuscules fenêtres anciennes donnant sur le jardin époque Ming voisin. Il était toujours dans la République côtière, au milieu du vingt et unième siècle. Mais il aurait aussi bien pu se trouver dans l’Empire du Milieu au temps jadis et, en tout état de cause, c’était bien le cas.
Chang et Miss Pao s’étaient séparés de leur maître pour demander une table à l’étage, après avoir gravi un escalier étroit et inquiétant, laissant le juge en paix, tout en se manifestant délibérément à l’attention du Dr X, qui se trouvait justement être installé là-haut, comme toujours à cette heure de la matinée, pour y déguster son thé en devisant avec ses vénérables paladins.
Quand le Dr X redescendit une demi-heure plus tard, il se montra néanmoins ravi et surpris de découvrir cet homme modérément célèbre mais grandement respecté qu’était le juge Fang, assis tout seul dans son coin à contempler l’étang et ses bancs de carpes languides. Quand il s’approcha de sa table pour lui présenter ses respects, le juge l’invita à prendre un siège et, après plusieurs minutes de négociations délicates pour savoir si cela constituait ou ne constituait pas une impardonnable atteinte à l’intimité du magistrat, le Dr X finit, avec reconnaissance, mais à contrecœur et plein de respect, par accepter un siège.
Il y eut entre les deux hommes un échange prolongé pour décider lequel des deux était le plus honoré de se trouver en la compagnie de l’autre, suivi d’une discussion exhaustive sur les mérites comparés des diverses variétés de thé offertes par les propriétaires, et la question de savoir si les feuilles devaient être cueillies au début ou à la fin d’avril, et si l’eau d’infusion devait bouillir à grand feu, selon la sempiternelle habitude de ces pathétiques gwailos, ou si sa température devait rester limitée à quatre-vingts degrés Celsius.
En fin de compte, le Dr X en vint à complimenter le juge sur son bonnet, et tout particulièrement l’ouvrage de broderie. Cela signifiait qu’il avait remarqué la licorne et saisi son message, qui était que le juge Fang avait percé à jour tous ses efforts de corruption.
Bientôt, Miss Pao redescendit pour, à son grand regret, informer le juge que sa présence était requise de toute urgence sur les lieux d’un crime, dans les Territoires concédés. Pour épargner au juge Fang l’embarras de devoir couper court à la conversation, le Dr X fut abordé, peu après, par un de ses subordonnés qui lui glissa quelques mots au creux de l’oreille. Le docteur s’excusa alors de devoir prendre congé, et les deux hommes s’engagèrent aussitôt dans un assaut d’amabilités pour décider lequel était le plus inexcusablement grossier, puis lequel passerait devant l’autre pour traverser le pont. Le juge Fang finit par y aller en premier, parce que ses devoirs avaient été considérés les plus pressants, et c’est ainsi que se conclut la première rencontre entre le juge et le Dr X. Le juge était tout à fait ravi : tout s’était déroulé exactement selon ses plans.