— Bien entendu.
— Les articles que l’on vous a dérobés ?
— Vous les avez vus.
— Oui. Une chaîne de montre avec divers accessoires, un stylo-plume, ainsi que…
— C’est exact. »
Chang parut un rien interloqué, mais, avant tout, il semblait tout à fait ravi, et comme inondé d’un surcroît de générosité. « Le livre ne mérite pas d’être mentionné ?
— Non, pas vraiment.
— Il semblait être assez ancien. Tout de même un objet de valeur, non ?
— Un faux. Ce genre de copie a beaucoup de succès. Une façon de se constituer une bibliothèque d’allure impressionnante sans se ruiner pour autant.
— Ah ! voilà qui explique tout », dit M. Chang, dont la satisfaction semblait croître de minute en minute. Si Hackworth lui procurait d’autres garanties concernant ce livre, nul doute qu’il allait se pelotonner sur le divan et s’endormir. « Je dois malgré tout mentionner le livre dans mon rapport officiel – qui sera transmis aux autorités de la Nouvelle-Atlantis, puisque la victime en l’occurrence appartient à ce phyle.
— N’en faites rien, dit Hackworth, pivotant pour fixer son interlocuteur droit dans les yeux, pour la première fois. Ne le mentionnez pas.
— Ah ! j’avoue avoir du mal à imaginer quelle raison vous pousse à dire cela, mais ma marge de manœuvre en la matière est fort réduite. Nous sommes surveillés de près par notre hiérarchie.
— Peut-être pourriez-vous tout simplement expliquer mes sentiments à votre supérieur hiérarchique. »
Le lieutenant Chang parut extrêmement désarçonné par une telle suggestion. « Monsieur Hackworth, vous êtes un homme d’une grande intelligence – comme j’avais pu le déduire de vos fonctions exigeantes et de vos hautes responsabilités –, mais je suis au regret de vous dire que ce plan extraordinairement tortueux risque de ne pas marcher. Mon supérieur est un véritable tyran, sans la moindre considération pour les sentiments humains. Pour être tout à fait franc – et je vous dis cela entre nous – il n’est pas entièrement irréprochable du point de vue éthique.
— Ah ! fit Hackworth. Donc, si je vous suis bien…
— Oh ! non, monsieur Hackworth, c’est moi qui suis en train de vous suivre…
— … l’appel à la compassion ne marchera pas et, pour l’infléchir, il conviendra de recourir à une autre stratégie, qui ne serait pas sans rapport avec cette défaillance éthique.
— C’est là une perspective à laquelle je n’avais pas songé…
— Peut-être devriez-vous vous livrer à une réflexion, voire à quelques recherches, sur le niveau et la forme d’incitation qu’il conviendrait de mettre en œuvre », dit Hackworth en se dirigeant brusquement vers l’entrée. Le lieutenant Chang le suivit.
Hackworth ouvrit tout grand sa porte et s’effaça pour laisser Chang récupérer au portemanteau son chapeau et son parapluie. « Ensuite, vous n’aurez qu’à me recontacter pour m’énoncer vos exigences, le plus clairement et le plus simplement possible. Bien le bonsoir, lieutenant Chang. »
Sur le chemin du retour vers les Territoires concédés, juché sur son vélo, Chang exultait en songeant à la réussite de l’enquête de ce soir. Bien entendu, ni lui ni le juge Fang ne voyaient le moindre intérêt à soutirer des pots-de-vin de ce dénommé Hackworth ; mais le fait même que l’homme eût été prêt à les corrompre était la preuve manifeste que la détention de ce livre était assimilable à un vol de propriété intellectuelle.
Mais, bien vite, il contint ses émotions, en se souvenant des paroles du philosophe Tsang à Yang Fu, après que ce dernier l’eut nommé Premier Président de la cour d’assises : « Les maîtres ont failli à leurs devoirs, et le peuple s’est par conséquent trouvé désorganisé pour longtemps. Quand vous découvrez la vérité sur une accusation quelconque, soyez-en affligé et plaignez les prévenus, mais ne vous réjouissez jamais de vos capacités. »
Non pas que les capacités de Chang eussent été réellement mises à l’épreuve ce soir : il n’y avait rien de plus facile que d’amener un néo-Atlantéen à s’imaginer que la police chinoise était corrompue.
Miranda se prend d’intérêt pour un client anonyme
Miranda parcourut son relevé de compte mensuel et découvrit que sa principale source de revenus n’était plus La Route de la soie ou La Mégère apprivoisée – mais ce livre de contes de la princesse Nell. D’un côté, c’était surprenant, parce que d’habitude les trucs pour enfants ne payaient pas beaucoup, mais de l’autre, ça ne l’était pas tant que ça – car ces derniers temps, elle avait passé un temps incroyable dans ce ractif.
Cela avait débuté en douceur : une histoire, quelques minutes à peine, où intervenaient un sombre château, une vilaine marâtre, et une grille à douze verrous. Rien de bien mémorable, à deux détails près : ce contrat payait mieux que tous les autres travaux pour enfants, car les producteurs recherchaient spécifiquement des actrices cotées, et le climat du récit était plutôt sombre et bizarre, à l’aune des critères de la littérature enfantine contemporaine. Le style frères Grimm ne faisait plus vraiment recette.
Elle récupéra pour sa peine quelques ucus supplémentaires et n’y pensa plus. Mais, le lendemain, le même numéro de contrat réapparut sur son médiatron. Elle accepta le boulot et se retrouva à lire la même histoire, sauf qu’elle était plus longue et contournée, et qu’elle ne cessait de revenir sur ses pas pour se polariser sur d’infimes portions du récit qui à leur tour se développaient en histoires indépendantes.
Le ractif était connecté de telle sorte qu’elle n’avait pas de rétroaction directe de son pendant à l’autre bout de la ligne. Elle supposait que c’était une petite fille. Mais elle ne pouvait pas entendre sa voix : on lui présentait des écrans de texte à lire, et elle les lisait. Mais elle se doutait bien que ces procédures de sondage et de retour insistant sur les détails étaient dirigées par la petite. Elle avait déjà noté ce comportement lorsqu’elle était gouvernante. Elle savait qu’à l’autre bout de la connexion se trouvait une petite fille aux interrogations insatiables. Aussi mettait-elle un soupçon d’enthousiasme dans sa voix au début de chacune de ses répliques, comme si elle était ravie qu’on lui ait posé la question.
Quand la session était terminée, l’écran traditionnel apparaissait, pour lui indiquer le montant de ses gains, le numéro de contrat, et ainsi de suite. Avant de se déconnecter, elle cochait régulièrement la petite case marquée COCHEZ ICI SI VOUS DÉSIREZ POURSUIVRE LA RELATION AVEC CE CONTRAT.
Le menu de relation, comme on l’appelait, n’apparaissait qu’avec les ractifs de la meilleure qualité, ceux où la continuité narrative était essentielle. Le traitement numérique du son était si efficace que n’importe quel racteur, homme ou femme, basse ou soprano, gardait la même voix pour l’utilisateur. Mais les clients avertis pouvaient bien sûr toujours distinguer les racteurs à de subtiles différences d’intonation et, une fois qu’ils avaient instauré une relation avec un interprète précis, ils préféraient le garder. Dès qu’elle aurait coché la case et coupé la connexion, Miranda aurait la primeur de toute nouvelle tâche en rapport avec la princesse Nell.