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— Cool, dit le prisonnier.

— Récapitulons ce dont nous disposons jusqu’ici. Vous êtes âgé de trente-sept ans. Il y a bientôt vingt ans, vous avez été le cofondateur du site CryptNet, à Oakland, Californie. C’était un des tout premiers sites – le numéro 178. Aujourd’hui, bien sûr, on en compte des dizaines de milliers. »

Esquisse d’un sourire chez le prisonnier. « Là, vous avez bien failli m’avoir. Mais pas question que j’vous dise combien y a de sites. Évidemment, personne peut savoir au juste, de toute façon.

— Très bien », dit le juge Fang. Il adressa un signe à Chang, qui inscrivit une marque sur une feuille de papier. « Nous garderons cette question pour la dernière phase de l’enquête, qui débutera dans quelques minutes. »

« Comme tous les autres membres de CryptNet, poursuivit le juge Fang, vous avez débuté tout en bas de l’échelle et progressé ensuite, avec les années, jusqu’à votre échelon actuel de… quoi ? »

PhyrePhox ricana et hocha la tête d’un air entendu. « J’suis désolé, juge Fang, mais on est déjà passé par là. Je peux pas nier que j’ai débuté à l’échelon un – je veux dire… c’est comme qui dirait évident –, mais ensuite, tout le reste est spéculation.

— Ce n’est que spéculation si vous refusez de nous en dire plus, observa le juge Fang, en maîtrisant un bref accès d’énervement. Je vous soupçonne d’avoir accédé au moins au vingt-cinquième niveau. »

PhyrePhox prit un air sérieux et secoua la tête, ce qui fit cliqueter toute la verroterie bariolée tissée dans ses nattes. « C’est du pipeau. Vous devriez savoir que l’échelon le plus élevé est le niveau dix. Tout ce qui est au-dessus relève du mythe. Seuls les théoriciens du complot croient en l’existence de niveaux supérieurs à dix. CryptNet, c’est jamais qu’un gentil petit collectif de traitement d’interfaces, mec.

— Ça, bien sûr, c’est la ligne du parti, que ne gobent que les parfaits crétins, dit le juge Fang. Quoi qu’il en soit, et pour revenir à votre déclaration précédente, nous avons pu établir qu’au cours des huit années écoulées le Site 178 a réussi de belles affaires – en réalisant, comme vous dites, du traitement d’interfaces. Durant cette période, vous avez grimpé dans la hiérarchie jusqu’au dixième niveau. Ensuite, vous prétendez avoir rompu tout rapport avec CryptNet pour vous mettre à votre propre compte, comme médiagraphiste. Depuis, vous vous êtes spécialisé dans les zones de guerre. Vos collages sonores, vos ciné ou photomontages des champs de batailles chinois ont été primés et consultés par des centaines de milliers de média-consommateurs, même si votre travail est tellement graphique et dérangeant qu’il n’a pas obtenu la faveur des masses.

— Ça, c’est ton opinion, mec. »

Chang fit un pas, bandant visiblement les multiples muscles épais qui enveloppaient son gros crâne osseux aux cheveux taillés ras. « Vous voudrez bien dire Votre Honneur quand vous vous adressez au juge ! siffla-t-il.

— Calmos, mec, dit PhyrePhox. Sapristi, qui torture qui, ici ? »

Le juge Fang échangea un regard avec Chang. Ce dernier, à l’insu du prisonnier, se lécha un doigt, puis fit une marque imaginaire dans les airs : un point pour PhyrePhox.

« Bon nombre d’observateurs ont, comme moi, bien du mal à comprendre comment une organisation comme CryptNet parvient à survivre à un taux de défections aussi élevé. Régulièrement, les novices entrés à CryptNet au premier niveau se frayent un chemin dans la hiérarchie pour parvenir au dixième et, théoriquement, ultime niveau, puis ils abandonnent et cherchent un autre emploi, ou retournent tout simplement se fondre dans les phyles d’où ils sont issus. »

PhyrePhox voulut hausser les épaules avec insouciance, mais ses liens l’empêchèrent d’achever la manœuvre.

Le juge Fang poursuivit : « Cette tendance a été notée partout et a conduit à supposer que CryptNet possède de multiples niveaux au-delà du dixième et que tous les individus qui se disent anciens membres sont, en fait, secrètement toujours liés à leur ancien réseau ; et restent en secret en communication avec tous les autres sites ; en secret toujours occupés à gravir les niveaux de CryptNet, lors même qu’ils infiltrent les structures de pouvoir des autres phyles ou organisations. Bref, que CryptNet est une puissante société secrète qui a étendu ses ramifications jusqu’au sommet de tous les phyles et de toutes les sociétés de la planète.

— C’est de la vraie parano…

— Normalement, nous ne nous occupons pas de ce genre d’affaires, qui pourraient effectivement relever du délire paranoïaque, comme vous l’affirmez. D’aucuns même sont prêts à soutenir que la République côtière de Chine, dont je suis un serviteur, serait truffée de membres de CryptNet. Je suis pour ma part fort sceptique vis-à-vis de cette hypothèse. Et même si elle était vraie, cela ne m’importerait qu’au cas où ils viendraient à commettre des crimes dans ma juridiction. »

Et cela ne changerait d’ailleurs pas grand-chose, se dit aussitôt le juge Fang, vu que la République côtière est, dans le meilleur des cas, déjà complètement gangrenée par la corruption et les luttes d’influence. Le complot le plus sombre et le plus diabolique se verrait immédiatement absorbé et recraché par les seigneurs de la guerre qui ourdissent leurs machinations au sein des corps constitués de la République côtière.

Le juge Fang se rendit compte que tout le monde le regardait, attendant qu’il poursuive.

« Vous avez décroché, Votre Honneur », nota PhyrePhox.

Le juge Fang décrochait souvent, ces temps derniers, en général dès qu’il ruminait cette question précise. On ne pouvait pas dire qu’un gouvernement incompétent et corrompu soit franchement une nouveauté en Chine, et le Maître lui-même avait consacré bien des chapitres de ces Analectes à conseiller ses disciples sur le comportement le plus adéquat à adopter lorsqu’on est au service de seigneurs corrompus. S’il est un homme supérieur, c’est bien Chu Po-yu ! Quand un bon gouvernement est à la tête de son État, on pourra le trouver dans son bureau. Quand c’est un mauvais gouvernement, il roule ses principes et les range sous sa tunique. L’une des grandes vertus du confucianisme était sa souplesse. La pensée politique occidentale avait une tendance à la fragilité : sitôt que la corruption gagnait l’État, plus rien ne tenait. Le confucianisme avait toujours maintenu son équilibre, tel un bouchon qui flotte aussi bien sur l’eau de source que sur les eaux usées.

Il n’empêche que, ces derniers temps, le doute avait assailli le juge Fang : sa vie avait-elle encore un sens dans le contexte de la République côtière, nation presque complètement dénuée de toute vertu ?

Si la République côtière avait simplement cru en l’existence de la vertu, elle aurait au moins pu aspirer à l’hypocrisie.

Là, il commençait à dévier. La question n’était pas de savoir si la République côtière était bien gouvernée. La question était celle du trafic de bébés.

« Il y a trois mois, reprit le juge Fang, vous êtes arrivé à Shanghai par aéronef et, après un bref séjour, vous avez poursuivi votre route vers l’intérieur des terres, en remontant le Yangzi en aéroglisseur. Votre mission déclarée était de recueillir du matériel pour un documentaire médiagraphique sur une nouvelle organisation criminelle – ici, le juge Fang consulta ses notes – appelée les Poings de la juste harmonie.

— Cette triade, c’est pas de la gnognotte, observa PhyrePhox, avec un sourire triomphant. C’est le ferment d’une rébellion dynastique, mec.

— J’ai parcouru les médias que vous avez retransmis au monde extérieur sur ce sujet, et je me ferai mon opinion. Les plans de cette organisation ne sont pas notre problème actuel. »