PhyrePhox n’était pas du tout convaincu ; il releva la tête, ouvrit la bouche pour expliquer au juge l’étendue de son erreur, puis il se ravisa, hocha la tête avec regret et acquiesça.
« Il y a deux jours, poursuivit le juge Fang, vous êtes retourné à Shanghai, dans une embarcation surchargée de plusieurs dizaines de passagers, en majorité des paysans fuyant la famine et les conflits de l’intérieur. » Il lisait à présent un rapport de la capitainerie du port de Shanghai, détaillant la visite de l’embarcation en question. « Je note qu’un certain nombre de ces passagers étaient des femmes accompagnées d’enfants en bas âge de sexe féminin âgés de moins de trois mois. L’inspection visait des marchandises de contrebande et, finalement, le navire a été autorisé à accoster. » Le juge n’avait pas besoin d’ajouter que tout cela était à peu près vain ; que le manque de perspicacité de ces fameux inspecteurs était notoire, surtout quand ils étaient mis en présence de distractions telles qu’enveloppes pleines de billets, cartouches de cigarettes ou jeunes passagères visiblement enamourées. Mais plus une société était corrompue, plus ses bureaucrates étaient enclins à brandir comme écriture sainte des documents internes aussi pathétiques que celui-ci, et le juge Fang ne faisait pas exception à cette règle quand il servait un objectif supérieur. « Tous les passagers, y compris les jeunes enfants, ont subi la procédure habituelle : prise d’empreintes digitales, rétiniennes, et ainsi de suite. Je regrette de dire que mes estimés collègues à la capitainerie du port n’ont pas examiné ces documents avec toute l’attention voulue, car s’ils l’avaient fait, ils auraient pu relever un désaccord manifeste des caractéristiques biologiques entre ces jeunes femmes et leurs prétendues filles, propre à suggérer qu’elles n’auraient en fait aucun lien de parenté. Mais peut-être que des affaires plus pressantes les auront empêchés de relever ce point. » Le juge Fang laissa en suspens l’accusation non formulée : celle que les autorités de Shanghai n’étaient pas elles-mêmes hors d’atteinte de l’influence de CryptNet. PhyrePhox essaya visiblement de prendre un air candide.
« Le lendemain, à la faveur d’une enquête de routine sur l’activité de la pègre dans les Territoires concédés, nous avons placé un dispositif de surveillance dans un appartement censé être inoccupé mais considéré comme utilisé à des activités illégales, et nous avons eu la surprise d’y entendre de nombreux cris de bébés. Des agents ont aussitôt investi les lieux et y ont trouvé vingt-quatre nourrissons de sexe féminin, appartenant au groupe ethnique han, dont s’occupaient huit jeunes paysannes récemment arrivées de leur campagne. Leur interrogatoire nous a appris qu’elles avaient été recrutées pour cette tâche par un Han dont l’identité n’a pu être établie et qu’on n’a pas pu retrouver. Les nourrissons ont été examinés. Cinq se trouvaient sur votre bateau, monsieur PhyrePhox – les empreintes biologiques concordent parfaitement.
— S’il y a eu une affaire de trafic d’enfants concernant cette embarcation, je n’ai rien à voir avec cette histoire.
— Nous avons interrogé le capitaine, qui est propriétaire du bateau, et il soutient que vous avez organisé et financé ce voyage de bout en bout.
— Il fallait bien que je trouve un moyen de regagner Shanghai, c’est pourquoi j’ai loué ce bateau. Ces femmes voulaient également se rendre à Shanghai, alors j’ai été sympa : je les ai laissées embarquer.
— Monsieur PhyrePhox, avant que nous commencions à vous torturer, laissez-moi vous exposer ma disposition d’esprit, dit le juge Fang en s’approchant du prisonnier pour qu’ils puissent se regarder droit dans les yeux. Nous avons examiné de près ces bébés. Il apparaît qu’ils ont été bien soignés – pas de trace de sévices ou de malnutrition. Pourquoi, dans ce cas, devrais-je m’intéresser autant à cette affaire ?
« La réponse n’a en fait strictement rien à voir avec ma charge de procureur de district. Elle n’a même pas de rapport avec la philosophie confucéenne proprement dite. C’est une question raciale, monsieur PhyrePhox. Qu’un Européen fasse le trafic de bébés hans vers les Territoires concédés – et, j’imagine, ensuite vers le monde extérieur – déclenche en moi des émotions profondes, pour ne pas dire primales, émotions que partagent bien d’autres Chinois.
« Lors de la guerre des Boxers, la rumeur a couru que les orphelinats dont s’occupaient les missionnaires européens étaient en réalité des abattoirs où des docteurs blancs arrachaient les yeux des bébés hans pour en faire des médicaments à destination des Européens. Le fait que de nombreux Hans aient cru ces rumeurs explique la violence extrême du traitement auquel furent soumis les Européens durant cette rébellion. Mais il reflète également une regrettable disposition à la méfiance et à la haine raciale qui est latente dans le cœur de tous les hommes, quelles que soient leurs tribus.
« Avec votre activité de trafic de bébés, vous avez mis le pied dans le même territoire extrêmement dangereux. Peut-être que ces petites filles sont promises à des foyers aimants et confortables dans des phyles non hans. Ce serait l’hypothèse la plus favorable pour vous : vous serez puni mais vous survivrez. Pour autant que je sache, toutefois, ces enfants sont utilisés à des transplantations d’organes – en d’autres termes, les rumeurs sans fondement qui incitaient des paysans à prendre d’assaut les orphelinats durant la guerre des Boxers, pourraient bel et bien se révéler fondées dans votre cas. Cela contribue-t-il à éclaircir la raison de notre petit tête-à-tête de ce soir ? »
Au début de cette allocution, PhyrePhox arborait encore son expression de base, un demi-sourire d’une vacuité exaspérante qui, avait décidé le juge Fang, n’était pas vraiment un rictus : plutôt un air de perplexité désinvolte. Dès que le juge avait parlé d’énucléation, le prisonnier avait détourné les yeux, perdu son sourire, pour devenir de plus en plus pensif et se résoudre bien malgré lui à hocher la tête en signe d’acquiescement.
Il continua de secouer la tête une bonne minute encore, fixant toujours le sol. Puis il se dérida et leva les yeux vers le juge. « Avant que je vous donne ma réponse, torturez-moi. »
Malgré qu’il en ait, le juge réussit à garder un visage de marbre. Aussi PhyrePhox se dévissa-t-il la tête jusqu’à ce que Miss Pao entre dans son champ de vision périphérique. « Allez-y, lui dit-il sur un ton encourageant, filez-moi une secousse. »
Le juge Fang haussa les épaules et fit signe à Miss Pao, qui saisit son pinceau et dessina rapidement quelques idéogrammes sur le papier médiatronique étalé sur l’écritoire posée devant elle. Parvenue presque au bout de son inscription elle ralentit son mouvement pour regarder tour à tour le juge et le prisonnier, avant de dessiner le dernier trait.
À cet instant, PhyrePhox aurait dû pousser un cri déchirant jailli du fond de ses entrailles, il aurait dû se convulser pour se libérer de ses liens, il aurait dû se vider par tous les bouts, puis tomber dans le coma (si de faible constitution), ou implorer miséricorde (si résistant). Au lieu de cela, il ferma les yeux, comme absorbé par quelque intense réflexion, banda tous les muscles de son corps durant quelques instants, puis se relaxa peu à peu, avec une respiration profonde et maîtrisée. Il rouvrit les yeux et regarda le juge Fang : « Qu’est-ce que vous en dites ? Voulez-vous une autre démonstration ?
— Je crois avoir saisi l’idée générale, admit le juge. L’un de vos trucs de ponte de CryptNet, je suppose. Des nanosites intégrés au cerveau et servant de médiateurs d’échanges avec le système nerveux périphérique. Il serait logique que vous disposiez de systèmes télesthésiques avancés implantés de manière permanente. Et un système capable de persuader vos nerfs qu’ils se trouvent ailleurs peut tout aussi bien les induire à croire qu’ils ne perçoivent aucune douleur.