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— Ce qui est installé peut être désinstallé, observa Miss Pao.

— Cela ne sera pas nécessaire », dit le juge avec un signe de tête pour Chang. Ce dernier fit un pas vers le prisonnier, en dégainant un glaive court. « Nous allons commencer par les doigts, avant d’aller plus loin.

— Vous oubliez un détail, intervint le prisonnier. J’ai déjà accepté de vous fournir ma réponse.

— J’attends, intervint le juge. Je n’ai pas entendu de réponse. Y a-t-il une raison à ce délai ?

— Les bébés ne sont absolument pas sortis clandestinement du pays, dit précipitamment PhyrePhox. Ils restent sur place. Le but de l’opération est au contraire de leur sauver la vie.

— Qu’est-ce qui met leur vie en danger, précisément ?

— Leurs propres parents. La situation est grave à l’intérieur du pays, monsieur le juge. Le niveau des nappes phréatiques s’est effondré. La pratique de l’infanticide atteint un pic historique.

— Votre prochain objectif, dit le juge, sera de m’apporter des preuves convaincantes de tout Ceci. »

La porte s’ouvrit. L’un des agents du juge Fang entra et fit une profonde révérence pour s’excuser de cette intrusion, puis il avança d’un pas et tendit au magistrat un document roulé. Le juge en examina le sceau ; il portait la marque du Dr X.

Le juge l’emmena dans son bureau et le déroula sur son plan de travail ; c’était le document authentique, écrit sur papier de riz à l’encre réelle, pas sa version médiatronique.

Avant même de lire ce document, le juge s’avisa qu’il pourrait l’apporter chez un marchand d’art de Nanjing Road et le vendre contre un an de son traitement de fonctionnaire. Le Dr X, à supposer que c’était bien lui qui avait tracé ces caractères, était assurément le plus incroyable calligraphe vivant dont le juge ait pu contempler les œuvres. Sa main trahissait une éducation confucéenne rigoureuse – et bien plus de décennies d’étude que n’en pourrait jamais aspirer à suivre le juge –, mais, sur ces solides fondations, le docteur avait développé un style tout personnel, extrêmement expressif quoique sans le moindre relâchement. C’était la main d’un aîné qui percevait l’importance essentielle de la gravité et qui, ayant d’abord établi son emprise, véhiculait l’essentiel de son message grâce au jeu des nuances. Ceci posé, la structure du graphisme était d’une justesse rigoureuse, parfait équilibre d’idéogrammes grands et petits, disposés sur la page d’une manière propre à susciter l’analyse de légions de futurs étudiants en licence.

Le juge Fang savait que le Dr X contrôlait des légions de malfrats, du petit délinquant aux plus grands criminels internationaux ; qu’il avait mis dans sa poche la moitié des bureaucrates de la République côtière installés à Shanghai ; que dans les frontières limitées du Céleste Empire, il était un personnage d’une dimension considérable, sans doute un noble mandarin du troisième ou quatrième échelon ; que ses relations d’affaires couvraient la plupart des continents et des phyles du vaste monde et qu’il avait amassé une fortune considérable. Tous ces éléments étaient pourtant bien pâles devant la démonstration de puissance représentée par ce rouleau : Je peux saisir un pinceau quand je veux, disait le Dr X, et expédier une œuvre d’art digne d’être accrochée au côté des plus belles calligraphies de la période Ming.

En envoyant au juge ce rouleau, le Dr X revendiquait l’ensemble de l’héritage que le juge Fang révérait le plus. C’était comme s’il venait de recevoir une lettre du Maître en personne. Pour tout dire, le docteur faisait valoir son rang. Et même si le Dr X appartenait de nom à un autre phyle – le Céleste Empire – et même si ici, en République côtière, il n’était jamais qu’un criminel, le juge Fang ne pouvait négliger ce message, tel qu’il était écrit, sans abjurer tout ce qu’il respectait le plus au monde – ces principes sur lesquels il avait rebâti sa propre vie après que sa carrière initiale de voyou dans le bas de Manhattan l’eut conduit à une impasse. C’était comme une assignation lancée à travers les siècles par ses propres ancêtres. Il passa encore plusieurs minutes à admirer la calligraphie. Puis il réenroula le manuscrit avec grand soin, le mit sous clef dans un tiroir, et retourna dans la salle d’interrogatoire.

« J’ai reçu une invitation à dîner à bord du yacht du Dr X, dit-il. Ramenez le prisonnier au cachot. Nous en avons fini pour aujourd’hui. »

Une scène familiale ; visite de Nell à la salle de jeux ; mauvaise conduite des autres enfants ; Le Manuel révèle de nouvelles capacités ; Dinosaure raconte une histoire

Au matin, Maman passait son uniforme de bonne avant de partir travailler, et Tad se levait un peu plus tard et colonisait le divan devant le grand médiatron du séjour. Harv rasait les murs de l’appartement pour aller se récupérer un petit déjeuner dont il rapportait une partie à Nell. Puis, en général, il quittait le logis et ne revenait qu’après le départ de Tad – le plus souvent, en fin d’après-midi –, pour aller fricoter avec ses mignons. Maman revenait à la maison avec un petit sachet de salade récupéré au boulot, et un petit injecteur ; après avoir grignoté la salade, elle plaquait l’injecteur contre son bras quelques instants, et passait ensuite le reste de la soirée à regarder de vieux passifs au médiatron. Harv rentrait et repartait avec quelques amis. En général, il n’était pas là quand Nell décidait d’aller se coucher, mais il l’était à son réveil. Tad pouvait rentrer à n’importe quelle heure de la nuit, et il était en pétard si jamais Maman n’était pas réveillée.

Un samedi, Maman et Tad étaient tous les deux à la maison au même moment, et ils étaient allongés tous les deux sur le divan dans les bras l’un de l’autre, et Tad jouait à un jeu idiot avec Maman, même que ça la faisait glousser et se tortiller. Nell n’arrêtait pas de demander à Maman de lui lire une histoire de son livre magique, et Tad n’arrêtait pas de la rabrouer et de la menacer de lui flanquer une trempe, et, finalement, Maman dit : « Arrête un peu de me pomper l’air, Nell ! » et elle la flanqua à la porte, en lui disant d’aller passer deux heures à la salle de jeux.

Nell se perdit dans les galeries et elle se mit à pleurer ; mais son livre lui raconta l’histoire de la princesse Nell qui s’était perdue dans les interminables corridors du Château noir, et comment elle avait retrouvé son chemin en utilisant toute son astuce – et cela rassura Nell – comme si elle ne pouvait jamais vraiment se perdre tant qu’elle aurait son livre avec elle. Finalement, Nell trouva la salle de jeux. Elle était située au rez-de-chaussée du bâtiment. Comme toujours, il y avait des tas de gosses sans leurs parents. Il y avait un coin particulier aménagé dans un angle, à l’écart, où les bébés pouvaient se reposer dans leur poussette ou se traîner par terre. Il y avait des mamans qui étaient là, mais elles lui dirent qu’elle était trop grande pour jouer dans cet endroit. Nell retourna dans la grande salle, qui était pleine de gamins bien plus grands que Nell.

Elle les connaissait ; ils s’y entendaient pour bousculer, taper et griffer. Elle fila s’asseoir vers un coin de la salle, son livre magique posé sur les genoux, et attendit qu’un des gamins descende de la balançoire. Lorsqu’il en descendit, elle déposa le livre, grimpa sur l’escarpolette et essaya de lancer les jambes comme le faisaient les grands, mais sans réussir à la faire bouger. Alors un grand vint lui dire qu’elle n’avait pas le droit de se servir de la balançoire parce qu’elle était trop petite. Quand Nell ne descendit pas tout de suite, le gamin la poussa sans ménagement. Nell tomba dans le sable, s’écorchant les mains et les genoux, et courut se réfugier dans son coin, en larmes.