Mais deux autres gosses avaient trouvé le livre magique et commencé à botter dedans, le faisant glisser par terre comme un palet de hockey. Nell se précipita pour essayer de le récupérer, mais il glissait trop vite. Les deux gamins se mirent à faire des passes de foot, puis ils le prirent à la main pour le lancer dans les airs. Nell courait de l’un à l’autre pour essayer de suivre. Bientôt, ils étaient quatre à jouer à la chandelle, devant six autres qui assistaient au spectacle, hilares. Nell n’y voyait plus rien parce qu’elle avait les yeux emplis de larmes et la morve au nez, et sa cage thoracique ne parvenait qu’à frémir quand elle essayait de reprendre son souffle.
Et puis, l’un des gamins poussa un cri et laissa échapper le livre. Un autre s’était précipité pour le saisir, et il se mit à hurler lui aussi. Puis un troisième. Soudain, tous les autres gamins furent muets et terrorisés. Nell essuya ses larmes et courut de nouveau vers le livre et, cette fois, personne ne chercha à le lui subtiliser ; elle le ramassa et le tint serré contre elle. Les quatre gamins qui avaient joué à la chandelle avaient la même attitude : les bras croisés sur la poitrine, les mains coincées sous les aisselles, et ils sautillaient sur place comme des pogos en appelant leur mère.
Nell se rassit dans son coin, ouvrit le livre et se remit à lire. Elle ne savait pas tous les mots, mais elle en connaissait déjà pas mal, et quand elle se fatiguait, le livre l’aidait à les prononcer, ou même lui lisait toute l’histoire, ou la lui racontait en images animées exactement comme un ciné.
Après que les trolls eurent été chassés, la cour du château n’était pas belle à voir. Déjà, elle n’avait pas été entretenue et était envahie de mauvaises herbes. Harv n’avait pas eu d’autre choix que d’abattre tous les arbres et, lors de la grande bataille de Dinosaure contre les trolls, une bonne partie des plantes subsistantes avait été arrachée.
Dinosaure contempla la scène, éclairée par le clair de lune. « Cet endroit me rappelle l’Extinction, quand il nous fallait errer des jours entiers rien que pour trouver à manger », dit-il.
Nous étions quatre à parcourir un paysage fort semblable à celui-ci, sauf que, au lieu d’être réduits à l’état de moignons, tous les arbres étaient carbonisés. Cette partie du monde avait été plongée dans la nuit et le froid pendant un long moment après la chute de la comète, si bien que toutes les plantes et tous les arbres étaient morts ; et après être morts, ils avaient desséché, et il n’avait pas fallu longtemps pour que la foudre déclenche un grand incendie de forêt. Nous étions quatre à traverser la grande forêt brûlée à la recherche de nourriture, et tu peux te douter que nous avions grand-faim. Peu importe pourquoi nous faisions ça ; en ce temps-là, quand ça allait mal là où on se trouvait, la seule chose à faire était de se lever et de partir, en attendant que la situation s’améliore.
À côté de moi, il y avait Utahraptor, qui était plus petit que moi, mais très rapide, avec des pieds munis de longues griffes recourbées ; d’un coup de patte, il pouvait couper un dinosaure en deux comme un fruit mûr. Puis il y avait Ankylosaure, qui était un herbivore lent mais dangereux ; il était protégé sur tout le corps par une carapace osseuse comme celle d’une tortue, et le bout de sa queue était doté d’une grosse excroissance osseuse qui lui permettait de fracasser le crâne de tout dinosaure Carnivore qui s’approcherait un peu trop. Enfin, il y avait Ptéranodon, qui savait voler. Nous voyagions tous les quatre en petite bande. Pour être honnête, notre groupe comprenait au début deux cents dinosaures, en majorité des herbivores à bec de canard, mais Utahraptor et moi, nous avions été contraints de les manger presque tous – pas plus de deux ou trois par jour, bien entendu, si bien qu’ils n’avaient rien remarqué au départ, car ils n’étaient pas très futés.
Finalement, leur chiffre s’était réduit à un seul, un brave dino décharné du nom d’Everett, qu’on essaya de faire durer le plus longtemps possible. Durant ces tout derniers jours, Everett ne cessait de chercher des yeux ses compagnons. Comme tous les herbivores, il avait les yeux de chaque côté du crâne, ce qui lui permettait de voir dans toutes les directions. Everett semblait imaginer n’avoir qu’à tourner la tête dans la bonne direction pour voir soudain un bon gros troupeau de becs de canard apparaître dans son champ visuel. Tout à la fin, je crois qu’Everett a dû finir par additionner deux et deux : je le vis plisser les yeux de surprise une fois, une seule, comme si la lumière s’était soudain faite dans sa tête, et, le reste de la journée, il resta très calme, comme si sa petite demi-douzaine de neurones s’affairait à en tirer toutes les implications. Par la suite, alors que nous continuions de parcourir la lande brûlée où Everett n’avait rien à manger, il devint de plus en plus apathique et geignard, jusqu’à ce qu’Utahraptor, perdant patience, lui balance un coup de pied : et voilà les viscères d’Everett étalés par terre comme un sac de provisions renversé. Il n’y avait plus rien d’autre à faire que le manger.
J’en eus la plus grosse part, comme d’habitude, même si Utahraptor ne cessait de me passer entre les chevilles pour récupérer les meilleurs morceaux et, de temps en temps, Ptéranodon plongeait en piqué et arrachait une volute d’intestin. Ankylosaure restait dans son coin à regarder. Pendant longtemps, nous l’avions pris pour un idiot, parce qu’il restait tapi dans son coin à nous regarder démembrer ces becs de canard, tout en broutant, l’air stupide, quelques rares broussailles, sans jamais dire grand-chose. Rétrospectivement, je me dis qu’il devait être du genre taciturne. Il avait dû deviner que nous ne détesterions pas le boulotter, si seulement nous avions pu localiser une faille dans son armure.
Si seulement ! De longs jours après qu’Everett fut devenu une simple fumée sur nos traces, Utahraptor, Ptéranodon et moi, nous avons continué à nous traîner à travers ce paysage désolé, tout en lorgnant Ankylosaure, la bave aux lèvres en imaginant l’indicible délicatesse des morceaux que devait cacher cette carapace armée. Il devait avoir faim, lui aussi, et ces morceaux devaient être de moins en moins gras et tendres chaque jour. De temps à autre, nous croisions sur notre route un vallon abrité où des plantes inconnues pointaient leurs pousses à travers les cendres noires et grises, et nous encouragions alors Ankylosaure à s’arrêter, prendre son temps, et se gaver. « Non, vraiment ! Ça ne nous gêne pas de t’attendre ! » Tout en broutant, il ne cessait de tourner la tête de côté pour nous fixer de ses tout petits yeux, d’un regard sinistre. « Alors, c’est bon, Anky ? » lui disions-nous et il nous grommelait un truc du genre : « Ça sent l’iridium, comme d’habitude », et puis nous repartions pour deux jours de marche sans échanger un mot.
Un jour, nous sommes arrivés au bord de la mer. L’eau salée léchait une plage sans vie jonchée des ossements de créatures marines éteintes, des minuscules trilobites jusqu’aux plésiosaures. Derrière nous, s’étendait le désert que nous venions de traverser. Au sud, s’élevait une chaîne de montagnes, qui aurait été infranchissable même si la moitié de ses sommets n’avaient pas été des volcans en éruption. Et vers le nord, on voyait la neige saupoudrer la crête des collines et nous savions tous ce que cela signifiait : si nous allions dans cette direction, nous étions sûrs de geler sur pied.