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Nous étions donc coincés ici, tous les quatre, et même si, en ces temps lointains, il n’existait ni médiatrons ni ciné-aérostats, nous savions fort bien ce qui nous attendait : nous étions les quatre derniers dinosaures survivant sur terre. Sous peu, nous ne serions plus que trois, puis deux, puis un seul, et enfin plus aucun – la seule question pendante étant de savoir dans quel ordre nous allions disparaître. On aurait pu croire que c’était affreux et déprimant, mais à vrai dire, ce n’était pas si terrible ; étant des dinosaures, nous ne perdions pas des masses de temps à soupeser l’impondérable, si tu vois ce que je veux dire, et d’un certain côté, c’était même plutôt rigolo de voir comment toute cette affaire allait se goupiller. Je crois bien que tout le monde était plus ou moins sûr qu’Ankylosaure serait le premier à partir, mais Utah et moi, nous aurions pu nous entretuer en l’affaire d’un instant.

Nous étions donc là, tous les trois sur la plage, Utahraptor, Ankylosaure et moi, formant un triangle parfait, avec Ptéranodon qui volait en cercles au-dessus de nous.

Après plusieurs heures de face à face, je notai du coin de l’œil que les rivages au nord et au sud semblaient bouger, comme s’ils étaient vivants.

Soudain, il y eut un coup de tonnerre, un grand souffle de vent alentour, et je ne pus me retenir de lever les yeux, tout en continuant quand même de surveiller Utahraptor. Le monde était si calme et mort depuis si longtemps que je sursautais au moindre bruit, au moindre mouvement, or il me semblait que l’air et le sol venaient de reprendre vie, comme au bon temps d’avant la comète.

Le bruit était causé par un gigantesque vol de minuscules ptéranodons, mais au lieu d’avoir une lisse peau de reptile, ceux-ci avaient les ailes recouvertes d’écailles surdimensionnées et ils étaient dotés de becs osseux et édentés, à la place d’une bouche normale. Ces créatures misérables – ces miettes volantes – entouraient Ptéranodon de leur masse grouillante, ils lui picoraient les yeux, les ailes, et il avait le plus grand mal à rester en vol.

Comme je l’ai indiqué, j’avais toujours un œil sur Utahraptor, et voilà que, à ma grande surprise, je le vois détaler soudain vers les collines du nord, avec une ardeur que seule la proximité de nourriture pouvait justifier. Je le suivis naturellement, mais m’arrêtai aussitôt. Quelque chose clochait. Sur la pente nord, le sol était littéralement recouvert d’un tapis ondulant qui recouvrait les pieds d’Utahraptor. J’écarquillai les yeux (je n’avais pas une trop bonne vue) et découvris que ce tapis était constitué en fait de milliers de tout petits dinosaures dont les écailles s’étaient multipliées en s’allongeant et en s’amincissant – bref, ils étaient poilus. Depuis déjà quelques millions d’années, j’avais noté la présence discrète de ces hors-d’œuvre quadrupèdes, terrés sous les souches et les rochers, et je les avais toujours considérés comme une mutation particulièrement mal conçue. Mais voici qu’ils grouillaient par milliers, quand nous n’étions plus que quatre dinosaures sur toute la planète. Et ils semblaient collaborer. Ils étaient si minuscules qu’Utahraptor était incapable de les porter à sa bouche et, chaque fois qu’il s’immobilisait un instant, ils bondissaient sur ses pattes et sa queue, et lui mordillaient la chair : une nuée de musaraignes. J’étais si déconcerté que je me figeai sur place.

C’était une erreur, car, aussitôt, je sentis comme des millions de piqûres d’aiguilles sur les pattes et la queue. Je me retournai et découvris que la pente sud était recouverte de fourmis, des millions da fourmis, apparemment bien décidées à me dévorer. De son côté, Ankylosaure beuglait en agitant la masse cuirassée de sa queue sans résultat tangible, car les fourmis lui avaient également recouvert tout le corps.

Cela dit, musaraignes, fourmis et oiseaux commencèrent bientôt à se courir après et à se harceler, de sorte qu’ils finirent par décréter une trêve. Le Roi des Oiseaux, le Roi des Musaraignes et la Reine des Fourmis se réunirent au sommet d’un rocher pour parlementer. Pendant ce temps, ils nous laissaient tranquilles, nous autres pauvres dinosaures, sachant que de toute manière nous étions pris au piège.

La situation me paraissait foncièrement injuste, aussi m’approchai-je, à la vitesse d’un kilomètre à la minute, du rocher où ces méprisables micromonarques continuaient de caqueter et leur lançai : « Holà ! ne comptez-vous donc pas Inviter le Roi des Reptiles ? »

Ils me regardèrent comme si j’étais cinglé.

« Les reptiles sont passés de mode, dit le Roi des Musaraignes.

— Les reptiles ne sont que des oiseaux attardés, dit le Roi des Oiseaux. Je suis donc ton Roi, merci bien.

— Vous n’êtes plus que zéro », dit la Reine des Fourmis. En arithmétique de fourmi, il n’y a que deux nombres : zéro, qui signifie n’importe quel chiffre en dessous du million, et plusieurs. « Tu ne peux pas coopérer, donc, même si tu étais Roi, ton titre ne voudrait rien dire.

— Par ailleurs, ajouta le Roi des Musaraignes, le propos de cette conférence au sommet est de décider quel royaume mangera quel dinosaure, et nous ne sachons pas que le Roi des Dinosaures, si tant est qu’il puisse en exister un, soit à même d’y participer de manière constructive. » Les mammifères s’exprimaient toujours de la sorte pour mettre en avant leur cerveau surdimensionné – qui était foncièrement identique au nôtre, mais alourdi de tout un tas de machins en plus sur le dessus – inutiles, si vous voulez mon avis, mais bigrement goûteux.

« Mais il y a trois royaumes et quatre dinosaures », fis-je observer. Bien entendu, ce n’était pas vrai en arithmétique de fourmi, si bien que leur Reine se mit à faire tout un tas d’histoires. Au bout du compte, je n’eus d’autre solution que d’aller les écraser à coups de queue et en tuer ainsi quelques millions, ce qui est le seul moyen d’amener une fourmi à vous prendre au sérieux.

« Sûr que trois dinosaures suffiraient largement à gaver tous vos sujets, remarquai-je. Puis-je donc suggérer aux oiseaux de picorer Ptéranodon jusqu’à l’os, aux musaraignes de démembrer Utahraptor, et aux fourmis de festoyer sur le cadavre d’Ankylosaure ? »

Les trois monarques examinaient la suggestion quand Utahraptor s’empressa de venir manifester son mécontentement. « Excusez-moi, Votre Altesse royale, mais qui a nommé roi cet individu ? Je suis tout aussi qualifié que lui pour être roi. » Bientôt, Ankylosaure et Ptéranodon revendiquaient également le trône.

Le Roi des Musaraignes, le Roi des Oiseaux et la Reine des Fourmis nous dirent de tous la boucler, puis ils conférèrent entre eux durant quelques minutes. Finalement, le Roi des Musaraignes s’avança et dit : « Nous sommes parvenus à une décision. Trois dinosaures seront mangés, et un seul, le Roi des Reptiles, sera épargné ; tout ce qu’il vous reste à faire, c’est démontrer que vous êtes supérieur aux trois autres pour mériter la couronne.

— Fort bien ! » dis-je, et je me retournai vers Utahraptor qui se mit à battre en retraite, tout en sifflant et en fouettant l’air de ses griffes géantes. Si je parvenais à me débarrasser de lui par une attaque frontale, Ptéranodon attaquerait en piqué pour venir voler un morceau de la charogne, ce qui me permettrait de lui tendre un guet-apens ; ainsi fortifié après avoir dévoré les deux autres, je serais sans doute en mesure de surmonter Ankylosaure.

« Non, non et non ! s’écria le Roi des Oiseaux. Voilà justement à quoi je faisais allusion en disant que vous autres reptiles étiez démodés. L’avenir n’est plus au plus gros et au plus méchant.