Le troisième jour, rien ne se passa, et j’en vins à me demander si je ne ferais pas mieux d’entrer dans la caverne et de chercher Dojo. Jusqu’ici, le seul être vivant que j’avais aperçu dans les parages était un souriceau noir qui jaillissait parfois de sous les roches à l’entrée de la caverne pour aller quérir de la nourriture. Dès que je le revis, je lui demandai (tout doucement, pour ne pas l’effrayer) : « Dis donc, souriceau ! Y a-t-il quoi que ce soit au fond de cette caverne ? »
Le souriceau noir se cala sur ses pattes arrière, tenant une myrtille entre ses petites mains pour la grignoter. « Rien de spécial, c’est juste mon petit logis. Un être, quelques ustensiles de cuisine, quelques baies séchées, et le reste est rempli de squelettes.
— De squelettes ? D’autres souris ?
— Il y a plusieurs squelettes de souris, mais, principalement, il s’agit de dinosaures de diverses espèces, pour l’essentiel carnivores.
— Décédés à cause de la comète, suggérai-je.
— Oh, je vous prie de m’excuser, monsieur, mais, sauf votre respect, je me dois de vous informer que le décès de ces dinosaures est sans aucun lien avec la comète.
— De quoi sont-ils morts, alors ?
— Je suis au regret de vous dire que c’est moi qui les ai tous tués, en état de légitime défense.
— Ah ! fis-je, un rien incrédule, dans ce cas, vous devez être…
— Dojo le Souriceau, confirma-t-il. Pour vous servir.
— Je suis terriblement confus de vous avoir dérangé, monsieur », dis-je, usant de mes meilleures manières, car je voyais bien que ce Dojo était du genre excessivement poli, « mais votre réputation de guerrier s’étend jusque fort loin, et je suis venu ici en toute humilité pour quémander vos conseils afin moi-même de devenir un meilleur guerrier ; car il n’a pas échappé à mon attention que, dans cet environnement post-cométaire, des dents aiguisées comme des coutelas et six tonnes de muscles peuvent en un certain sens se révéler passés de mode. »
S’ensuivit une assez longue histoire, car Dojo avait bien des choses à m’enseigner et il prenait tout son temps. Un jour, Nell, je t’enseignerai tout ce que j’ai appris de Dojo ; tu n’auras qu’à demander. Mais au troisième jour de mon apprentissage, alors que je n’avais encore rien appris, sinon l’humilité, les bonnes manières, et savoir balayer la caverne, je demandai à Dojo s’il avait envie de faire une partie de morpion. C’était un jeu fort pratiqué chez les dinosaures. On dessinait les ronds et les croix dans la boue. (Bien des paléontologues ont été fort déconcertés par la quantité de grilles de morpion qu’ils trouvaient dessinées dans leurs chantiers préhistoriques et en ont attribué l’origine aux ouvriers engagés sur place pour procéder aux fouilles et à l’extraction.)
Toujours est-il que j’en expliquai les règles à Dojo, qui accepta de faire un essai. Nous descendîmes vers la vasière la plus proche, et là, sous les yeux d’une grande quantité de musaraignes, je fis un morpion avec Dojo le Souriceau et gagnai la partie, même si je dois confesser que le résultat fut un certain temps indécis. Mais c’était fait : j’avais vaincu Dojo en combat singulier.
Le lendemain matin, je me permis de quitter la caverne de Dojo pour redescendre vers la plage, où les trois autres dinosaures s’étaient déjà réunis, en assez piteux état, comme tu peux l’imaginer. Le Roi des Musaraignes, le Roi des Oiseaux et la Reine des Fourmis convergèrent sur nous, suivis de toutes leurs armées, et me couronnèrent Roi des Reptiles, ou Tyrannosaurus Rex, comme nous disions entre nous. Puis ils dévorèrent les trois autres dinosaures, comme convenu. À part moi, les seuls reptiles survivants étaient quelques rares serpents, lézards et tortues, qui restent toujours mes sujets dévoués.
J’aurais pu vivre dans le luxe comme un Roi, mais Dojo m’avait désormais appris l’humilité, aussi retournai-je aussitôt dans sa caverne où je passai plusieurs millions d’années à étudier son enseignement. Tu n’as qu’à me demander, Nell, et je te transmettrai ce savoir à mon tour.
Le juge Fang fait un dîner-croisière avec un Mandarin ; ils visitent un bateau bien mystérieux ; une découverte surprenante ; un piège est dressé
Le bateau du Dr X n’était pas de ces barges de loisir traditionnelles, tout juste capables de naviguer sur les canaux et les lacs peu profonds qui parsèment le delta détrempé du Yangzi ; c’était un authentique yacht de haute mer, bâti sur les plans des navires occidentaux. À en juger par les mets délicats montés vers le pont avant peu après l’embarquement du juge Fang, on avait dû entièrement réaménager les cuisines à l’image d’un grand restaurant chinois : woks larges comme des parapluies, brûleurs du calibre de turboréacteurs et garde-manger en proportion pour stocker d’innombrables variétés de légumes et de champignons, sans parler des nids d’oiseaux, ailerons de requin, pieds de volaille, fœtus de rats et autres fragments divers d’une multitude d’espèces aussi improbables que variées. Les plats innombrables, aux portions minuscules, et présentés selon un ordre rigoureux, dans un déploiement de porcelaine fine qui aurait rempli plusieurs salles du Victoria and Albert Muséum, étaient servis, avec la précision de frappes aériennes chirurgicales, par une armada de garçons.
Le juge Fang ne mangeait ainsi que lorsqu’un personnage réellement important tentait de le corrompre, et même s’il ne s’était jamais délibérément laissé influencer, il appréciait néanmoins la bonne bouffe.
On commença par le thé et quelques amuse-gueule sur le pont avant du yacht, alors que le navire descendait la rivière Huangpu, longeant sur sa gauche le Bund, dont les vieux immeubles de style européen étaient baignés d’une lueur surnaturelle par les reflets des lumières multicolores du nouveau quartier de Pudong qui dressait ses hautes tours sur la rive opposée. À un moment donné, le Dr X s’excusa et redescendit en cale. Le juge Fang se dirigea vers l’extrémité avant de la proue, se cala dans l’angle aigu formé par les deux bastingages convergents, et, la barbe fouettée par le vent, contempla le paysage. Les plus hautes des tours de Pudong étaient maintenues par d’immenses aérostats – ces ellipsoïdes emplis de vide, en sustentation plusieurs centaines d’étages au-dessus du niveau de la rue, et bien plus vastes que les édifices qu’ils supportaient, étaient en général recouverts de lumières. Certains venaient même en surplomb au-dessus du fleuve. Le juge Fang posa prudemment les coudes sur le bastingage pour se maintenir en équilibre, puis il rejeta la tête en arrière afin de contempler le ventre d’un de ces monstres, tout palpitant de lueurs bariolées et sursaturées. Le trompe-l’œil était assez vertigineux, aussi détourna-t-il promptement le regard. Un objet vint frapper la coque du yacht : baissant les yeux, il avisa un cadavre drapé dans un linceul blanc, qui flottait à une cinquantaine de centimètres sous la surface, vaguement luminescent dans la lumière ambiante.
Bientôt, le navire s’engageait dans l’estuaire du Yangzi, distant de quelques kilomètres à peine de la mer de Chine orientale à cet endroit, et large de plusieurs, et dont les eaux étaient plus froides et plus agitées. Le juge Fang et le Dr X se retrouvèrent dans une salle à manger située au pont inférieur. Les baies panoramiques de la cabine ne reflétant pour l’instant que la lumière des bougies et des lanternes disposées sur les tables. Peu après qu’ils eurent pris place, le navire accéléra fortement ; il bondit vers l’avant et déjaugea avant de reprendre sa progression horizontale, régulière. Le juge Fang réalisa que le yacht était en fait un hydroptère : jusqu’ici, il avait avancé, coque immergée, à petite vitesse, tandis qu’ils admiraient le panorama urbain, mais désormais il survolait les eaux, maintenant qu’il avait atteint sa vitesse de croisière.