La conversation s’était juste ici cantonnée à un échange de politesses. Qui se muèrent bientôt en discussion sur la philosophie confucéenne et la culture traditionnelle, indéniable sujet d’intérêt pour l’un et l’autre convive. Le juge Fang avait félicité le Dr X pour sa calligraphie sublime, et ils avaient discuté art un certain temps. Puis, comme il était de rigueur, le Dr X lui avait retourné le compliment, notant avec quel talent superbe le juge s’acquittait de ses devoirs de magistrat, compte tenu surtout de la difficulté supplémentaire d’avoir à s’occuper de barbares.
« Votre traitement de l’affaire de la fille au livre fait tout particulièrement honneur à vos compétences », dit gravement le Dr X.
Le juge Fang nota avec intérêt que son interlocuteur avait omis de mentionner le garçon qui était le véritable auteur du larcin. Il en déduisit que le Dr X faisait moins allusion à l’affaire criminelle proprement dite qu’aux efforts ultérieurs du juge pour protéger la fille.
« Cette personne est reconnaissante, mais tout le crédit doit en être porté au Maître, observa le juge Fang. Le Ministère public a entièrement fondé son accusation sur ses principes, comme vous auriez pu le constater si vous aviez été en mesure de nous faire l’honneur de vous joindre à notre discussion sur le sujet, en la Maison de l’Impénétrable et vénérable Colonel.
— Ah ! c’est effectivement malencontreux que je n’aie pu y assister, car cela aurait, sans aucun doute, contribué à améliorer ma compréhension, bien imparfaite, des préceptes du Maître.
— Loin de moi l’idée d’une telle insinuation – j’observais simplement que le docteur aurait pu nous conduire, mes collaborateurs et moi, à résoudre l’affaire d’une manière plus adéquate que celle que nous avons en définitive été en mesure de concevoir.
— Peut-être aurions-nous pu l’un et l’autre profiter de l’heureux hasard de ma présence en ce jour précis dans l’établissement du Colonel », dit le Dr X, rétablissant promptement l’équilibre. Il y eut plusieurs minutes de silence, tandis qu’un garçon venait leur verser du vin de prune. Puis le docteur poursuivit : « L’un des aspects de l’affaire sur lequel j’aurais plus particulièrement apprécié d’avoir vos lumières reste la disparition de ce livre. »
Donc, il restait toujours collé à ce bouquin. Même si, depuis des semaines, le Dr X avait cessé de relâcher ces fameuses mites traque-livres dans l’espace aérien de la Concession, le juge Fang savait en revanche qu’il continuait d’offrir une jolie récompense à qui lui indiquerait où chercher l’ouvrage en question. Le juge Fang en venait à se demander si cette obsession pour le livre n’était pas un symptôme du déclin général des capacités mentales du docteur.
« Votre avis sur la question m’aurait été d’une valeur inestimable, reprit-il, car cet aspect de l’affaire s’avère particulièrement ennuyeux pour un juge confucéen. Si l’article volé avait été autre chose qu’un livre, il aurait été confisqué. Mais un livre, c’est différent : outre la simple détention d’un bien matériel, c’est la voie vers une plus grande ouverture d’esprit, et donc vers une société mieux ordonnée, comme le Maître l’a énoncé à maintes reprises.
— Je vois », fit le Dr X, un rien décontenancé. Puis il se caressa la barbe, plongé dans une méditation apparemment non feinte, tout en contemplant la flamme de la bougie qui s’était mise à pétiller et tourbillonner de manière erratique. Comme si le juge venait de soulever un point inédit, méritant plus ample réflexion. « Mieux vaudrait confier le livre à qui pourrait bénéficier de sa sagesse, plutôt que de le laisser moisir, inerte, dans quelque dépôt de la police.
— Ce fut sans nul doute la bien imparfaite conclusion à laquelle j’étais hâtivement parvenu », nota le juge.
Le Dr X continua de méditer la question durant encore une minute ou deux. « C’est tout à l’honneur de votre intégrité professionnelle que vous ayez su vous intéresser avec cette acuité au cas de cette jeune personne.
— Comme vous en êtes sans nul doute conscient, étant un lettré bien plus accompli que moi, l’intérêt de la société prime avant tout. Par ailleurs, le sort d’une simple petite fille est sans importance. Mais toutes choses étant égales par ailleurs, mieux vaut pour la société que cette petite fille soit éduquée, plutôt qu’elle demeure ignorante. »
Le Dr X haussa les sourcils et hocha la tête d’un air entendu. Le sujet ne fut plus abordé jusqu’à l’issue du repas.
Le juge avait supposé que l’hydroptère décrivait un grand cercle qui finirait par les ramener à l’embouchure du fleuve. Mais quand les moteurs ralentirent et que le navire, la coque immergée de nouveau, se mit à rouler dans les vagues, le juge Fang ne put distinguer la moindre lumière derrière les hublots. Autant qu’il puisse en juger, ils n’étaient pas en vue de Pudong, ou d’une quelconque côte habitée.
Indiquant les baies vacantes, le Dr X expliqua : « J’ai pris la liberté de vous organiser une visite. Elle a trait à l’affaire récemment portée à votre connaissance, ainsi qu’à un sujet pour lequel vous semblez nourrir un intérêt particulier et dont nous avons déjà discuté ce soir. »
Dès que le juge Fang eut suivi son hôte sur le pont, il put enfin se reconnaître : ils étaient en plein air, sans la moindre terre en vue, même si la lueur de l’agglomération du Grand Shanghai restait nettement visible à l’ouest. La nuit était claire, sous une lune presque pleine qui illuminait la coque d’un énorme bateau tout proche. Même sans lune, le bâtiment eût été remarquable au fait qu’il obscurcissait toutes les étoiles sur un quadrant du ciel.
Le juge Fang n’y connaissait à peu près rien en matière de marine. Dans sa jeunesse, il avait visité un porte-avions venu relâcher quelques jours à Manhattan. Il suspectait ce navire d’être encore plus gros. Il était presque entièrement obscur, à l’exception de quelques points lumineux rouges, çà et là, qui donnaient une indication sur sa taille et sa forme générale, et de quelques barres de lumière jaune dessinées par les baies vitrées de sa superstructure, bien loin au-dessus d’eux.
Le Dr X et le juge Fang furent conduits à bord par quelques hommes venus les chercher en vedette. Au moment où celle-ci abordait le yacht du Dr X, le juge fut saisi de voir que cet équipage était entièrement composé de jeunes femmes. Leur accent trahissait un sous-groupe ethnique, répandu dans le Sud-Est asiatique, qui vivait presque exclusivement sur l’eau ; mais même si elles n’avaient pas parlé, le juge Fang aurait pu le déduire de leur agilité à gouverner l’embarcation.
En quelques minutes, le Dr X et le juge Fang avaient été transférés à bord du bâtiment géant, grâce à une écoutille percée dans la coque, tout près de la ligne de flottaison. Le juge nota qu’il ne s’agissait pas d’un navire traditionnel en acier ; on l’avait construit en matériaux nanotechnologiques, d’une légèreté et d’une résistance infiniment supérieures. Aucun matri-compilateur au monde n’étant assez vaste pour compiler un bateau, les chantiers navals de Hongkong en avaient compilé les pièces une par une, avant de les coller et de mettre à flot l’ensemble, à l’instar de ses prédécesseurs d’avant l’Âge de Diamant.