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Le juge Fang avait cru tout d’abord qu’il s’agissait d’une sorte de cargo, constitué presque entièrement de vastes soutes compartimentées, mais la première chose qu’il découvrit à bord fut une longue coursive, parallèle à la quille, qui semblait courir sur toute la longueur du bâtiment. De jeunes femmes vêtues de robes blanches, roses, plus rarement bleues, et chaussées de jolis souliers allaient et venaient d’un pas pressé, entraient et sortaient des innombrables portes ouvrant sur ce corridor.

Il n’y eut aucun accueil officiel de la part du capitaine ou d’autres officiers. Sitôt après les avoir aidés à embarquer, les filles matelots les saluèrent et prirent congé. Le Dr X se mit à parcourir le corridor, et le juge Fang lui emboîta le pas. Les jeunes femmes en robes blanches les saluaient de la tête en les croisant, puis elles poursuivaient leur route, n’ayant pas de temps à perdre en politesses superflues. Le juge Fang avait l’assez nette impression qu’il s’agissait de paysannes, même si aucune n’avait ce teint bronzé, indice habituel d’un statut social inférieur en Chine. L’équipage de la vedette ayant été vêtu de bleu, il en déduisit que cette couleur identifiait les individus chargés de la navigation ou de la mécanique. D’une manière générale, les filles en robe rose étaient plus jeunes et plus élancées que celles vêtues de robes blanches. La coupe aussi était différente ; les roses se fermaient dans le dos, les blanches étaient dotées de deux fermetures à glissière symétriques sur le devant.

Le Dr X choisit une porte, apparemment au hasard, l’ouvrit en grand et s’effaça pour laisser passer le juge Fang. Celui-ci s’inclina discrètement et pénétra dans une salle vaste comme un terrain de basket, quoique plus basse de plafond, très chaude, humide, et mal éclairée. D’emblée, il avisa d’autres filles en robes blanches, qui s’inclinaient devant lui. Puis il s’aperçut que la salle était remplie de berceaux, par centaines, et que chacun abritait un amour de petit bébé de sexe féminin. Des jeunes filles en rose allaient et venaient avec affairement, chargées de couches. Çà et là, on voyait une femme assise près d’un berceau, robe blanche ouverte, en train d’allaiter.

Le juge Fang se sentit pris de vertige. Il se refusait à admettre la réalité de ce qu’il voyait. Pour se préparer mentalement à sa rencontre de ce soir avec le Dr X, il n’avait cessé de se répéter que son interlocuteur était capable de toutes les fourberies, et qu’il ne devait rien prendre pour argent comptant. Mais comme bien des nouveaux pères avaient pu le constater en salle de travail, contempler un nouveau-né était propre à vous accaparer l’esprit. Dans un monde d’abstraction, rien n’était plus concret qu’un bébé.

Le juge Fang tourna les talons et sortit en toute hâte, bousculant au passage le Dr X. Il prit une direction au hasard et fila dans la coursive, au pas, au trot, au galop, dépassant cinq, dix, cinquante portes, avant de s’arrêter, sans raison particulière, pour en enfoncer une autre.

La salle qu’il découvrit aurait aussi bien pu être la même.

Il se sentit pris de nausée et dut s’efforcer de retenir ses larmes. Il ressortit au pas de course et fila vers une autre section du navire, gravissant plusieurs escaliers, dépassant plusieurs ponts. Il pénétra dans une autre salle, au hasard, et la découvrit emplie de berceaux, disposés en rangées et colonnes régulières ; chaque berceau abritait un bébé d’un an, vêtu d’un pyjama de duvet rose et coiffé d’un bonnet aux grandes oreilles de souris ; chaque bébé était couché dans la même turbulette blanche et blotti contre un animal en peluche. On voyait, çà et là, une jeune femme en robe rose, assise par terre sur une natte en bambou, lisant un livre ou faisant de la couture.

L’une d’elles, non loin du juge Fang, déposa son ouvrage, se remit à genoux et s’inclina vers lui. Le juge lui rendit machinalement son salut, puis s’approcha à pas feutrés du berceau le plus proche. Une petite fille aux cils étonnamment longs y était étendue, profondément endormie, respirant avec régularité, ses oreilles de souris dépassant des barreaux du berceau. Et, tout en la contemplant, le juge Fang s’imagina entendre la respiration de tous les enfants dormant à bord de ce navire, comme un doux soupir à l’unisson qui apaisait son cœur. Tous ces enfants, au sommeil si paisible ; tout allait certainement pour le mieux. Tout se passerait bien.

Il se retourna, vit que la jeune femme lui souriait. Ce n’était pas un sourire aguicheur, pas un sourire puéril et bêta, mais un sourire calme et confiant. Le juge Fang supposa que le Dr X, où qu’il se trouve à bord en cet instant, devait avoir le même sourire.

Quand le Dr X mit en route le ciné, le juge Fang reconnut d’emblée le style : c’était l’œuvre du médiagraphiste PhyrePhox qui continuait de moisir, pour autant qu’il sache, dans une cellule du centre de Shanghai. Le décor était un affleurement rocheux au milieu d’un vaste paysage de dunes brun gris, quelque part en Chine intérieure. La caméra décrivit un panoramique sur cette étendue désolée, et le juge Fang n’avait pas besoin d’explication pour comprendre que ces terrains étaient naguère des champs fertiles, avant qu’on n’épuise l’eau potable des nappes phréatiques.

Deux individus apparurent, chargés d’un baluchon, soulevant sur leurs pas un panache de poussière. Lorsqu’ils approchèrent, le juge Fang découvrit qu’ils étaient horriblement maigres et vêtus de haillons. Parvenus au centre de l’affleurement rocheux, ils déposèrent à terre leur fardeau, puis rebroussèrent chemin. Le juge Fang se détourna du médiatron avec un geste de rejet ; il n’avait pas besoin d’en voir plus pour savoir que le paquet était un bébé, sans doute de sexe féminin.

« Cette scène aurait pu se dérouler n’importe quand dans l’histoire de la Chine », expliqua le Dr X. Ils étaient assis dans un carré d’officiers aux aménagements pour le moins spartiates, situé dans la superstructure. « C’est une tradition chez nous. Les grandes rébellions des années 1800 ont été alimentées par des multitudes de jeunes gens qui ne pouvaient trouver femme. Aux heures les plus sombres de la politique de contrôle des naissances sous la dynastie Mao, c’était, chaque année, deux cent mille nourrissons qu’on abandonnait de la sorte – il indiqua l’image arrêtée du médiatron. Dernièrement, avec l’arrivée de la guerre civile et l’épuisement des nappes phréatiques du Céleste Empire, la pratique s’est de nouveau répandue. La différence est qu’aujourd’hui on recueille les bébés. On fait ça depuis trois ans.

— Combien ? dit le juge Fang.

— Deux cent cinquante mille, à ce jour, dit le Dr X. Cinquante mille, rien que sur ce bateau. »

Le juge Fang dut reposer sa tasse de thé, le temps d’assimiler une telle notion. Cinquante mille âmes, rien que sur ce bateau.

« Ça ne marchera jamais, dit enfin le juge. Vous pourrez peut-être les élever ainsi jusqu’à ce qu’elles commencent à marcher… mais que se passera-t-il quand elles seront plus grandes, qu’il faudra les éduquer et leur offrir de l’espace pour s’ébattre et jouer ?

— C’est certes un défi formidable, dit gravement le Dr X, mais je suis sûr que vous prendrez à cœur les paroles du Maître : Que chaque homme considère que la responsabilité de la vertu lui incombe à lui seul. Il ne peut en déléguer l’accomplissement, même à son propre professeur. Je vous souhaite bien du plaisir, juge. »

Cette déclaration eut à peu près le même effet que si le Dr X venait de lui flanquer un coup de bâton sur la tête : certes, il accusa le coup, mais sans percevoir tout de suite toute la force de l’impact.