Выбрать главу

« Je ne suis pas sûr de bien vous suivre, docteur… »

Le Dr X croisa les poignets et les leva en l’air : « Je me rends. Vous pouvez m’arrêter. La torture ne sera pas nécessaire ; j’ai déjà préparé une confession signée. »

Le juge Fang n’avait pas encore réalisé que son interlocuteur avait un sens de l’humour aussi développé. Il décida de jouer le jeu. « Pour autant que je veuille vous rendre justice, docteur, j’ai bien peur de ne pouvoir accepter votre reddition, car nous sommes en dehors de ma juridiction. »

Le docteur fit signe à un serveur, qui ouvrit la porte de la cabine pour laisser entrer la fraîcheur de la brise – et révéler les immeubles criards bordant les quais des Territoires concédés, à guère plus d’un mille nautique.

« Comme vous pouvez le constater, j’ai ordonné aux bâtiments de réintégrer votre juridiction, monsieur le juge », dit le Dr X. Et il l’invita à sortir.

Le juge Fang s’avança sur la passerelle et, penché par-dessus la lisse, aperçut quatre autres navires géants voguant dans leur sillage.

La voix flûtée du Dr X lui parvint par la porte ouverte. « Vous pouvez à présent m’arrêter, ainsi que l’équipage de ces bâtiments, pour le crime de rapt d’enfants. Vous pouvez également saisir ces bateaux – et les deux cent cinquante mille petites souris qui se trouvent à leur bord. Je vous fais confiance pour dénicher le nombre adéquat de nounous qualifiées dans les emprises de votre juridiction. »

Le juge Fang agrippa la lisse à deux mains et baissa la tête. Il était tout près de l’état de choc. Il serait parfaitement suicidaire de prendre au mot le docteur. L’idée d’assumer personnellement la responsabilité d’une telle charge d’âmes était déjà en soi terrifiante. Mais imaginer quel pourrait être le sort de toutes ces petites filles, une fois livrées à la bureaucratie corrompue de la République côtière…

Le Dr X poursuivit : « Je ne doute pas que vous trouverez un moyen de vous en occuper. Comme vous l’avez démontré dans l’affaire de la gamine au livre, vous êtes un magistrat trop avisé pour méconnaître l’importance d’une éducation convenable pour les petits enfants. Nul doute que vous saurez manifester à l’égard de chacun de ces deux cent cinquante mille nourrissons la même sollicitude que pour cette petite barbare. »

Le juge Fang se redressa, pivota, réintégra la cabine. Il s’adressa au garçon : « Sortez et refermez la porte derrière vous. »

Dès qu’ils furent seuls, le juge se tourna vers le Dr X, s’agenouilla devant lui, baissa la tête et se frappa le front contre le sol à trois reprises.

« Monsieur le juge, je vous en prie ! s’exclama le Dr X. Ce serait à moi de vous honorer de la sorte.

— Depuis un certain temps déjà, j’envisageais une reconversion », dit le juge Fang en se redressant. Il s’interrompit pour réfléchir avant de poursuivre. Mais le Dr X ne lui avait laissé aucune échappatoire. Cela ne lui aurait guère ressemblé de tendre un piège d’où l’on puisse s’échapper.

Comme avait dit le Maître, le mécanicien qui veut faire du bon travail doit au préalable aiguiser ses outils. Quel que soit l’État où vous résiderez, placez-vous au service des meilleurs parmi les grands officiers et liez-vous d’amitié avec les plus vertueux des lettrés.

« En vérité, ma carrière me satisfait, en revanche, mon affiliation tribale beaucoup moins. J’ai fini par être dégoûté des mœurs de la République côtière, et je suis parvenu à la conclusion que ma véritable place se trouvait dans le giron du Céleste Empire. Je me suis souvent demandé si ce dernier avait besoin de magistrats, même aussi peu qualifiés que moi.

— C’est une question que je devrai transmettre à mes supérieurs, dit le Dr X. Toutefois, étant donné que, à l’heure actuelle, l’Empire n’a plus le moindre magistrat et, par conséquent, ne dispose plus du moindre système judiciaire, j’estime qu’on devrait sans trop de mal trouver à employer vos excellentes qualifications.

— Je vois à présent pourquoi vous convoitiez à ce point le livre de la petite. Ces jeunes enfants doivent recevoir une éducation.

— Moins le livre en soi que son concepteur – l’artifex dénommé Hackworth, précisa le Dr X. Aussi longtemps que l’ouvrage se trouvait encore dans les Territoires concédés, on pouvait espérer qu’Hackworth finirait par le retrouver – c’est son plus cher désir. Si j’avais pu mettre la main dessus, j’aurais mis un terme à cet espoir, et Hackworth aurait été obligé de me contacter, soit pour récupérer l’ouvrage, soit pour en compiler un autre exemplaire.

— Vous désirez les services d’Hackworth ?

— Il vaut largement mille ingénieurs de moindre envergure. Et, à cause des difficultés de ces dernières décennies, le Céleste Empire ne dispose même pas d’un tel effectif ; tous ont été attirés à l’extérieur par les sirènes des richesses de la République côtière.

— Je contacterai Hackworth dès demain, dit le juge Fang. Je l’informai que l’homme connu chez les barbares sous le nom de Dr X a mis la main sur l’exemplaire perdu du livre.

— Parfait, dit le Dr X, je compte avoir bientôt de ses nouvelles. »

Le dilemme d’Hackworth ; un retour anticipé dans l’antre du Dr X ; ramifications jusqu’ici insoupçonnées des locaux de celui-ci ; un criminel est présenté à la justice

Hackworth eut encore une fois tout le temps de réviser la logique de la chose alors qu’il patientait dans l’antichambre du hong du Dr X, en attendant que le vieillard se libère de ce qui ressemblait à une ciné-conférence à douze participants. Lors de sa première visite, il avait été trop tendu pour voir quoi que ce soit, mais, aujourd’hui, il était confortablement installé dans le fauteuil d’angle en cuir craquelé, se faisait servir du thé par le personnel et feuilletait les livres du Dr X. C’était un tel soulagement de n’avoir rien à perdre.

Depuis cette visite fort alarmante de Chang, Hackworth n’avait trop su que faire. Il avait réussi à se foutre dans un beau merdier. Tôt ou tard, son crime allait apparaître au grand jour, et sa famille serait déshonorée, qu’il donne ou non de l’argent à Chang. Même s’il se débrouillait pour récupérer le Manuel, sa vie était foutue.

Quand il avait eu vent que le Dr X avait réussi le premier à mettre la main sur l’exemplaire perdu du livre, l’histoire était passée du sordide au grotesque. Il s’était pris une journée pour aller faire une longue balade au Conservatoire écologique royal. De retour chez lui, bronzé et agréablement épuisé, il se sentait de bien meilleure humeur. Le fait que ce soit le Dr X qui détînt le Manuel améliorait en définitive sa situation.

En échange de l’ouvrage, le docteur exigerait sans doute quelque chose de lui. En l’occurrence, il était douteux que ce soit un simple pot-de-vin, comme l’avait suggéré Chang ; tout l’argent dont disposait Hackworth, ou même celui qu’il était susceptible de gagner, était sans intérêt pour le Dr X. Il était bien plus probable que ce dernier rechercherait un avantage quelconque – il pourrait lui demander de concevoir quelque chose, lui proposer un travail de consultant. Hackworth voulait à tel point y croire qu’il avait étayé son hypothèse avec quantité de preuves, réelles ou imaginaires, durant la dernière partie de sa promenade. Il était de notoriété publique que le Céleste Empire accusait un terrible retard dans la course aux armements nanotechnologiques ; que le Dr X n’ait pas hésité à prendre sur son temps précieux pour aller fouiner dans les débris du système immunitaire néo-atlantéen en était la preuve. Les talents d’Hackworth pouvaient se révéler pour eux d’une valeur inestimable.