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Si c’était vrai, alors Hackworth avait une échappatoire. Il accepterait de travailler pour le docteur. En échange, il récupérerait le Manuel, ce qu’il désirait plus que tout. Dans la transaction, nul doute que le Dr X trouverait bien le moyen d’éliminer Chang de la liste des préoccupations à venir pour Hackworth ; et son crime resterait à jamais ignoré de son phyle.

Victoriens et Confucéens avaient réinvesti cette pièce qu’on baptisait au choix hall, entrée ou antichambre, ainsi que l’usage ancien de la carte de visite. De ce côté-là, toutes les tribus dotées du niveau technologique suffisant étaient conscientes que les visiteurs devaient être examinés avec soin avant d’être admis dans le sanctuaire de l’intimité d’un individu, et qu’un tel examen, pratiqué grâce à la diligence de milliers de mites de reconnaissance, prenait malgré tout du temps. Aussi avait-on vu renaître certaines pratiques de savoir-vivre révolues, et, sur toute la planète, les gens raffinés pouvaient comprendre que, lorsqu’ils étaient invités, même par un ami proche, ils devaient s’attendre à patienter, avec une tasse de thé et des magazines, dans une antichambre discrètement truffée d’équipements de surveillance.

Un mur entier de l’antichambre du Dr X était en fait un médiatron. Ciné-séquences ou simples images fixes pouvaient s’y afficher numériquement, comme jadis on collait des posters ou des prospectus. À la longue, et faute d’être effacées, toutes ces images finissaient par se superposer et composer un collage animé.

Au beau milieu du mur-média du Dr X, en partie dissimulé par des clips plus récents, on apercevait un ciné-clip aussi répandu en Chine du nord qu’avait pu l’être le visage de Mao – le jumeau diabolique du Bouddha – au siècle précédent. Hackworth n’avait jamais eu l’occasion de le visionner dans son intégralité, mais il en avait si souvent aperçu des fragments, que ce soit dans des taxis de Pudong ou sur les murs des Territoires concédés, qu’il le connaissait par cœur. Les Occidentaux l’appelaient Jang au Shang.

Le décor montrait la façade d’un palace, parmi l’archipel de Shangri-las essaimés tout au long de la super-autoroute reliant Kowloon à Canton. L’allée d’accès en fer à cheval était revêtue de pavés autobloquants, le cuivre des poignées de porte étincelait, des brassées de fleurs tropicales débordaient des bacs disposés dans le hall. Des hommes d’affaires en complet discutaient au téléphone cellulaire en consultant leur montre, des grooms gantés de blanc se précipitaient vers les taxis rouges garés dans l’allée pour décharger de leur coffre les bagages qu’ils faisaient reluire avec un chiffon humide.

L’allée en fer à cheval donnait sur une pénétrante à huit voies – non pas l’autoroute, mais une simple artère de liaison. Un grillage en fil barbelé courait le long du séparateur central pour empêcher les piétons de traverser la chaussée. Le revêtement, neuf mais déjà en piteux état, était marqué de traînées rouges de la boue descendue des collines de Guangdong dévastées par le dernier typhon.

Le trafic diminuait soudain, et la caméra effectuait un panoramique pour remonter à contresens du flot de véhicules : plusieurs voies de circulation venaient d’être bloquées par une armada de cyclistes. Quelques rares taxis ou Mercedes-Benz parvenaient à se frayer un passage en rasant le grillage, leur chauffeur écrasant l’avertisseur avec rage, au risque de déclencher le coussin de sécurité gonflable. Hackworth ne pouvait entendre le son du klaxon, mais, à la faveur d’un plan rapproché, on pouvait voir un des conducteurs ôter sa main du bouton pour se retourner et lancer un geste obscène à la foule de cyclistes.

Puis le chauffeur reconnaissait celui qui pédalait en tête, et il se détournait, livide de terreur, laissant sa main retomber inerte sur ses genoux, comme un poisson mort.

Le meneur, vêtu d’un bleu de travail, était un sexagénaire courtaud aux cheveux blancs, mais qui s’échinait avec vigueur sur un banal vélo noir. Il dévalait l’avenue à une vitesse confondante pour s’engager dans la voie d’accès à l’hôtel. Une embolie de bicyclettes se formait sur la chaussée devant le goulot d’étranglement de l’allée. Venait alors un autre morceau de bravoure : le chef réceptionniste contournait son comptoir pour se porter au-devant du cycliste, lui faisant signe de décamper et l’injuriant en cantonais – jusqu’à ce que, arrivé à deux mètres de l’intrus, il se rende compte qu’il était devant Jang Han Hua.

À cette époque, Jang n’avait pas encore de fonction attitrée, étant officiellement à la retraite – ironique vanité que les dirigeants chinois de la fin du XXe et du début du XXIe siècle avaient probablement empruntée aux pontes américains de la Mafia. Peut-être estimaient-ils que les titres de fonction étaient indignes de l’homme le plus puissant de la planète. Tous ceux qui avaient pu approcher Jang prétendaient n’avoir alors jamais songé à son pouvoir temporel – les armées, les missiles nucléaires, la police secrète. Tout ce qui leur venait en tête était le fait que durant la Grande Révolution culturelle, alors qu’il avait dix-huit ans, Jang Han Hua avait entraîné sa cellule de Gardes rouges dans un combat à mains nues contre une autre cellule jugée d’une ardeur insuffisante et que, à l’issue de la bataille, Jang s’était délecté de la chair crue de ses défunts adversaires. Nul ne pouvait se retrouver en face de Jang sans imaginer le sang dégoulinant de son menton.

Le chef réceptionniste tombe à genoux et se prosterne littéralement. L’air dégoûté, Jang glisse la pointe de sa sandale sous la clavicule du chasseur et le force à se relever, puis il lui murmure quelques mots avec l’accent villageois de son Fujian natal. Le chasseur n’a qu’à s’aplatir pour regagner le hall ; le mécontentement se lit sur les traits de Jang – la seule chose qui l’intéresse est d’être servi au plus vite. Au cours de la minute suivante, c’est toute la hiérarchie de l’hôtel, par ordre croissant, qui défile et vient s’humilier devant Jang, lequel les ignore royalement et semble même à présent franchement s’ennuyer.

Personne ne sait au juste si Jang est confucianiste ou maoïste, à ce point de sa vie, mais, pour l’heure, cela ne fait aucune différence : car dans la vision confucianiste de la société, comme dans l’optique communiste, les paysans représentent la classe la plus élevée et les marchands, la plus basse. L’hôtel n’est pas pour les paysans.

Finalement, un homme en complet noir fait son apparition, encadré de gardes du corps. Il semble de plus méchante humeur que Jang, s’estimant sans doute la victime de quelque canular impardonnable. C’est un marchand parmi les marchands : la quatorzième fortune du monde, la troisième de Chine. Il possède l’essentiel des terrains dans un rayon d’une demi-heure de trajet en voiture autour de cet hôtel. En s’engageant dans l’allée, il ne ralentit pas l’allure lorsqu’il reconnaît Jang ; il se dirige droit vers lui et lui demande ce qu’il désire, et pourquoi le vieillard a pris la peine de descendre de Beijing pour venir l’importuner dans ses affaires avec cette stupide randonnée à bicyclette.

Jang s’avance simplement pour glisser un mot à l’oreille de l’homme fortuné.

L’homme fortuné recule d’un pas, comme si Jang venait de le frapper en pleine poitrine. Sa bouche est ouverte, révélant d’impeccables dents blanches, son regard se trouble. Après quelques instants, il recule encore de deux pas, ce qui lui laisse assez de marge pour la manœuvre suivante : il s’incline, met un genou en terre, puis l’autre, se plie à la taille jusqu’à se retrouver à quatre pattes et pour finir s’aplatit de tout son long sur l’élégant pavage autobloquant. Il colle son visage sur les pavés : il se prosterne devant Jang Han Hua.