Une par une, les voix dolbylisées s’éteignirent dans la pièce voisine, jusqu’à ce que ne restent que celles du Dr X et d’un autre correspondant, poursuivant un marchandage décousu, entrecoupé, entre deux envolées pépiantes, de longues pauses pour bourrer leur pipe, se verser du thé, bref se livrer aux diverses manies en usage dans ces populations quand on veut faire semblant d’ignorer son interlocuteur. La discussion finit par s’étioler au lieu de s’achever dans une culmination de violence comme Hackworth l’avait malicieusement espéré en secret, et bientôt un jeune domestique écarta une tenture pour annoncer : « Le docteur X va maintenant vous recevoir. »
Le Dr X était d’une humeur charmante et magnanime, sans doute destinée à suggérer qu’il n’avait jamais douté du retour d’Hackworth. Il se leva dans un froissement d’étoffe et serra chaleureusement la main de son invité avant de le convier à dîner, « tout à côté, dans un endroit extrêmement discret », s’empressa-t-il d’ajouter sur un ton pompeux.
L’endroit n’avait pas de mal à être discret, puisqu’il s’agissait d’un de ces confortables salons privés, liés directement à l’une des annexes de l’établissement du Dr X, de sorte qu’on pouvait y parvenir en parcourant les sinuosités d’un tube de Nanobar gonflé qui se serait aisément étiré sur cinq cents mètres si on l’avait extrait de Shanghai, transféré dans le Kansas et laissé se dérouler à loisir. Louchant derrière les parois translucides alors qu’il accompagnait son hôte, Hackworth crut vaguement apercevoir plusieurs dizaines de personnes se livrant à toutes sortes d’activités dans une demi-douzaine de bâtiments différents, à travers lesquels le Dr X avait apparemment obtenu une servitude de passage. Finalement, le tube les dégorgea dans une salle à manger élégamment tapissée et meublée, et que l’on avait équipée d’une porte coulissante automatique. La porte s’ouvrit à l’instant où ils s’asseyaient et Hackworth faillit basculer à la renverse quand le tube éternua un courant d’air nanofiltré ; radieuse, une serveuse haute d’un mètre vingt s’encadra dans la porte, les yeux fermés, légèrement penchée en avant pour anticiper le souffle. Dans un impeccable anglais de la vallée de San Fernando elle demanda : « Vous voulez que j’vous dise nos spécialités ? »
Le Dr X se donnait bien de la peine pour assurer Hackworth qu’il comprenait sa situation et qu’il compatissait ; à tel point qu’Hackworth en vint à se demander si le Dr X n’était pas déjà au courant de tout. « N’en dites pas plus, l’affaire est réglée », dit finalement le Dr X, coupant Hackworth au beau milieu de son explication, après quoi Hackworth ne parvint plus à ramener son interlocuteur sur le sujet. C’était rassurant mais déroutant à la fois, car il ne pouvait éviter l’impression d’avoir en quelque sorte accepté un marché dont il n’avait ni négocié ni même examiné les termes. Mais toute l’attitude du Dr X semblait dire que si vous vous apprêtiez à signer un pacte faustien avec un des pontes d’une organisation mafieuse de Shanghai aussi ancienne qu’impénétrable, vous ne pouviez mieux tomber que sur un avunculaire Dr X, si généreux qu’il oublierait sans doute toute cette affaire, ou peut-être rangerait cette faveur au fond d’une boîte jaunie dans quelque recoin de son labyrinthe. À l’issue de ce long repas, Hackworth se sentait si rassuré qu’il en avait presque entièrement oublié le lieutenant Chang et le Manuel.
Jusqu’à ce que la porte coulisse à nouveau pour révéler le lieutenant Chang en personne.
Hackworth eut du mal à le reconnaître au début, parce qu’il portait une tenue beaucoup plus traditionnelle que d’habitude : ample pyjama indigo, sandales et calotte de cuir noir qui dissimulait à peu près soixante-quinze pour cent de son crâne noueux. En outre, il avait taillé en partie ses favoris. Plus inquiétant, il avait passé un fourreau à sa ceinture, et le fourreau contenait une épée.
Il entra dans la pièce et s’inclina respectueusement devant le Dr X avant de se tourner pour faire face à Hackworth.
« Lieutenant Chang ? dit Hackworth d’une voix mourante.
— Agent de police Chang, précisa l’intrus, du tribunal d’instance de Shanghai », puis il rajouta les mots chinois qui signifiaient Empire du Milieu.
« J’ignorais que vous étiez de la République côtière.
— J’ai suivi mon maître dans un nouveau pays, expliqua l’agent Chang. Je dois à mon grand regret vous mettre à présent en état d’arrestation, John Percival Hackworth.
— Sous quel chef d’inculpation ? » dit Hackworth, avec un rire forcé, comme si tout ceci n’était qu’une vaste blague entre amis proches.
« Au motif qu’en date du… vingt et un… vous avez introduit une propriété intellectuelle volée dans le Céleste Empire… précisément dans le hong du Dr X… et que vous avez utilisé cette propriété pour compiler une copie illégale d’un appareil baptisé Manuel illustré d’éducation pour James Filles. »
Il eût été vain de protester de son innocence. « Mais la raison de ma démarche de ce soir est justement de venir reprendre possession de cet appareil, que se trouve détenir mon hôte distingué, ici présent, expliqua Hackworth. Vous n’avez tout de même pas l’intention d’arrêter pour recel l’illustre Dr X ? »
L’agent Chang se tourna vers le Dr X, comme s’il attendait sa réponse. Le docteur rajusta sa robe, arbora un sourire radieux, paternel, et répondit : « J’ai le regret de vous annoncer que quelqu’un a sans doute eu la coupable idée de vous induire en erreur. En fait, je n’ai pas la moindre idée de l’endroit où se trouve le Manuel. »
Les dimensions du piège étaient d’une telle envergure que le malheureux esprit d’Hackworth continuait de valser et de rebondir, impuissant, d’une paroi à l’autre, alors qu’on le traînait devant le juge d’instance, vingt minutes plus tard. La salle d’audience avait été installée dans un vaste jardin antique, en plein vieux Shanghai. C’était un grand quadrilatère pavé de dalles grises. Un bâtiment surélevé se dressait à son extrémité. L’édifice, dont un côté ouvert donnait sur cette place, était coiffé d’un toit de tuiles en pagode dont la panne faîtière s’adornait d’une frise de terre cuite représentant un couple de dragons affrontés, soutenant de leurs pattes une énorme perle. Comme dans un brouillard, Hackworth comprit qu’il s’agissait en réalité de la scène d’un théâtre de verdure, ce qui renforçait encore son impression d’être l’unique spectateur d’une pièce complexe rédigée et montée à son seul profit. Au centre de la scène, on avait installé une table basse couverte de brocart derrière laquelle était assis un juge, vêtu d’une robe somptueuse et coiffé d’un imposant chapeau décoré d’un emblème frappé d’une licorne. Derrière lui, un peu en retrait, se tenait une femme menue, dont les yeux, crut deviner Hackworth, étaient masqués par des lunettes phénoménoscopiques. Après lui avoir indiqué, sur le pavage gris, l’endroit où il était censé s’agenouiller, l’agent Chang monta sur scène pour aller prendre position de l’autre côté par rapport au juge. Plusieurs autres fonctionnaires avaient été déjà installés sur la place, pour l’essentiel le Dr X et des membres de sa suite, répartis en deux lignes parallèles formant un couloir entre Hackworth et le Juge…
Le premier sursaut de terreur d’Hackworth s’était dissipé. Il était désormais entré dans une phase de fascination morbide pour l’incroyable horreur de sa situation et le splendide spectacle monté par le Dr X pour la célébrer. Il s’agenouilla sans un mot et attendit, dans un état d’hébétude et de relaxation totale, telle une grenouille épinglée sur une table de dissection.