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On passa aux formalités. Le juge s’appelait Fang et venait manifestement de New York. L’acte d’accusation fut répété, de manière un peu plus élaborée. La femme avança d’un pas et présenta la preuve : un enregistrement ciné aussitôt diffusé sur un médiatron géant qui recouvrait tout le fond de la scène. C’était un film montrant le suspect, John Percival Hackworth, en train de découper sur le dessus de sa main un lambeau de peau avant de le donner à (l’innocent) Dr X, lequel (ignorant qu’il avait été induit à être complice d’un vol) se chargeait alors d’extraire un téraoctet d’informations sensibles d’une mite en forme de xanthie, et ainsi de suite.

« Il reste juste à prouver que cette information a bel et bien été volée – bien que cela soit fortement suggéré par le comportement du suspect », observa le juge Fang. Pour asseoir cette assertion, l’agent Chang s’avança et fit le récit de sa visite à l’appartement d’Hackworth.

« Monsieur Hackworth, dit le juge, tenez-vous à contester le fait que ce bien a été volé ? Dans l’affirmative, nous vous retiendrons ici, le temps de faire parvenir une copie de cette information aux services de police de Sa Majesté ; ceux-ci pourront s’entretenir avec votre employeur afin de décider si vous avez ou non commis un acte délictueux. Y tenez-vous vraiment ?

— Non, monsieur le juge, dit Hackworth.

— Donc, vous ne contestez pas le vol de ce bien, et le fait que vous avez trompé un sujet du Céleste Empire, en le rendant complice de vos actes criminels ?

— Je suis coupable des charges retenues contre moi, monsieur le juge, et je m’en remets à l’indulgence de la cour.

— Fort bien, dit le juge, l’inculpé est coupable. La sentence est de seize coups de bâton et dix ans de prison ferme.

— Bonté divine ! » murmura Hackworth. La formule était inadéquate mais ce fut la seule qui lui vint à l’esprit.

« Pour ce qui est des coups de bâton, puisque l’accusé a été motivé par sa responsabilité parentale envers sa fille, je sursois à l’exécution de quinze sur les seize, à une seule condition…

— Monsieur le juge, je m’efforcerai de m’y soumettre aux conditions que vous jugerez bon de m’imposer, quelles qu’elles puissent être.

— … que vous fournissiez au Dr X la clé de décryptage des données en question, afin que d’autres exemplaires du livre puissent être distribués à tous les petits enfants qui encombrent nos orphelinats.

— Je le ferai bien volontiers, dit Hackworth, mais il y a des complications.

— J’attends », dit le juge Fang, l’air pas vraiment ravi. Hackworth avait la nette impression que cette histoire de bastonnade et de Manuel n’était que le prélude à une affaire d’une tout autre envergure, et que le juge voulait simplement en finir au plus vite.

« Afin de me permettre d’évaluer l’étendue de ces complications, poursuivit Hackworth, j’aurai besoin de savoir combien d’exemplaires, en gros, monsieur le juge compte faire fabriquer.

— De l’ordre de plusieurs centaines de milliers. »

Plusieurs centaines de milliers ! « Je vous prie de m’excuser, mais est-ce que monsieur le juge sait que le livre a été spécifiquement conçu pour des petites filles âgées d’environ quatre ans ?

— Oui. »

Hackworth fut interloqué. Des centaines de milliers d’enfants des deux sexes et de tous âges, cela n’aurait pas été trop difficile à croire. Des centaines de milliers de petites filles de quatre ans, c’était une notion difficile à appréhender. Déjà qu’avec une seule ce n’était pas évident… Mais après tout, c’était la Chine.

« Le magistrat attend, dit l’agent Chang.

— Je voudrais que monsieur le juge saisisse bien que le Manuel est, pour une large part, un ractif – c’est-à-dire qu’il requiert la participation de racteurs adultes. Alors qu’une ou deux copies supplémentaires pourraient passer inaperçues, un nombre élevé risquerait de saturer le système intégré destiné au paiement de tels services.

— Alors, une partie de votre responsabilité sera de procéder aux modifications nécessaires pour rendre le Manuel conforme à nos exigences – nous pouvons nous dispenser des sections du livre qui dépendent fortement de racteurs extérieurs et fournir nos propres racteurs dans les autres cas », dit le juge Fang.

« Ce devrait être réalisable. Je peux fabriquer des ressources de synthèse vocale automatique – pas d’aussi bonne qualité mais toutefois exploitables. » C’est à ce moment que John Percival Hackworth, presque sans y penser, et sans vraiment évaluer les ramifications de ce qu’il faisait, conçut un stratagème qu’il réussit à glisser sous la couverture radar du juge, du Dr X et de tous les membres de l’assistance, qui s’y entendaient pourtant mieux que quiconque pour les déceler. « Tant que j’y suis, et s’il plaît à la cour, ajouta-t-il avec une extrême obséquiosité, je pourrais également en modifier le contenu pour qu’il se conforme mieux aux spécificités culturelles du lectorat han. Mais cela prendra un certain temps.

— Parfait, dit le juge Fang, tous les coups de bâton sauf un sont suspendus, en attendant l’achèvement de ces modifications. Quant aux dix années d’emprisonnement, je suis gêné d’avouer que cet arrondissement étant fort petit, il ne dispose pas d’une prison, c’est pourquoi le suspect devra être élargi dès ce soir, une fois achevée la procédure de bastonnade. Mais soyez assuré, monsieur Hackworth, que votre sentence sera exécutée, d’une manière ou de l’autre. »

La révélation qu’il allait être rendu à sa famille le soir même frappa Hackworth comme une grande bouffée de fumée d’opium. L’épreuve du bâton se déroula avec efficience et promptitude ; il n’eut guère le temps de s’en inquiéter, ce qui aida un peu. La douleur entraîna une commotion immédiate. Chang dut descendre son corps inerte du chevalet pour le déposer sur un lit de camp, où il resta de longues minutes étendu, dans un état semi-comateux. On lui apporta du thé – un excellent Keemun aux notes de lavande affirmées.

Sans autre forme de procès, il fut reconduit aux portes de l’Empire du Milieu et jeté dans les rues de la République côtière, qui ne s’était jamais trouvée à plus d’un jet de pierre du centre des débats, mais aurait aussi bien pu être à mille lieues et mille ans de là. Il se dirigea sans tarder vers un matri-compilateur public, marchant le dos courbé, jambes écartées, à tout petits pas, et il se compila quelques remèdes d’urgence – des antalgiques et des hémocules censés aider à ressouder les plaies.

Quant à la seconde partie de la sentence, et à l’éventualité de son exécution, il n’y repensa qu’alors qu’il avait déjà parcouru en autopatins la moitié de la Chaussée et que le vent de sa course, traversant l’étoffe de son pantalon, irritait douloureusement les zébrures qui lui marquaient les fesses. Cette fois, il était entouré par un invisible essaim d’aérostats pas plus gros que des guêpes qui volaient en formation elliptique dans un doux bourdonnement, prêts au moindre prétexte à fondre sur lui dans la nuit.

Ce système défensif, qui lui avait paru si formidable lorsqu’il l’avait compilé, lui paraissait maintenant pathétique et dérisoire. Certes il pouvait intercepter une bande de loubards. Mais Hackworth avait transcendé le niveau des délinquants primaires pour atteindre un autre échelon, gouverné par des forces presque entièrement dissimulées aux yeux des gens de sa compétence, et connues des semblables de John Percival Hackworth seulement dans la mesure où elles venaient perturber la trajectoire des individus ou des pouvoirs insignifiants qui venaient à croiser sa route. Il n’avait guère d’autre option que de continuer à parcourir l’orbite qu’on lui avait assignée. Cette certitude lui apporta plus d’apaisement que tout ce qu’il avait pu espérer depuis bien des années et, quand il s’en revint chez lui, il alla embrasser Fiona endormie, soigna ses blessures, toujours grâce aux technologies thérapeutiques du MC, dissimula ses plaies sous un pyjama et se glissa sous la couette. Attiré par la sombre chaleur émanant de Gwendolyn, il s’endormit lourdement sans même avoir eu le temps de faire une prière.