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MANUEL ILLUSTRÉ D’ÉDUCATION

POUR JEUNES FILLES

Enchiridion propédeutique

dans lequel on lira l’histoire de la

Princesse Nell

et de ses divers amis, parents, associés, &c.

Le Manuel ne lui parlait plus aussi souvent qu’auparavant. Elle avait découvert qu’elle pouvait fréquemment lire les mots plus vite que le livre ne les prononçait, aussi lui ordonnait-elle en général de rester muet. Malgré tout, elle le glissait souvent sous son oreiller pour qu’il lui lise des histoires avant qu’elle ne s’endorme, même que des fois, elle se réveillait au milieu de la nuit et l’entendait lui murmurer des choses qu’elle croyait simplement avoir rêvées.

Tad avait depuis longtemps disparu du logis familial, non sans avoir auparavant gratifié Maman d’une fracture du nez. Il avait été remplacé par Shemp, qui avait été remplacé par Todd, qui avait cédé la place à Tony. Un jour, la police de Shanghai était venue arrêter Tony, et il avait descendu l’un des flics, en plein séjour, d’une décharge de pistocrâne, trouant le ventre du gars si bien que ses boyaux s’étaient barrés et lui traînaient entre les jambes. L’autre policier avait flingué Tony avec son Sept minutes spécial, avant de tirer son camarade blessé dans le couloir, tandis que Tony, beuglant comme une bête enragée et traquée, filait dans la cuisine et, saisissant un couteau, avait commencé à se taillader la poitrine à l’endroit où il pensait que le Sept minutes spécial était entré dans son corps. Le temps que les sept minutes s’écoulent et que les flics soient revenus dans l’appartement, il s’était creusé le muscle pectoral jusqu’aux côtes. Il s’était mis ensuite à menacer les flics de son couteau ensanglanté, et le chef avait alors pianoté quelques chiffres sur le petit boîtier noir qu’il avait à la main, alors Tony s’était plié en deux en hurlant dès la première détonation d’un seul emporte-pièce à l’intérieur de sa cuisse. Il avait laissé tomber le couteau. Les flics s’étaient précipités pour l’emballer sous vide, puis ils avaient entouré son corps momifié sous le plastique luisant et lui avaient balancé des coups de latte pendant deux bonnes minutes, avant de se décider à découper un trou dans le plastique pour qu’il puisse respirer. Ils avaient ensuite soudé quatre poignées à l’emballage rétractable pour le soulever entre eux, laissant Nell nettoyer les taches de sang dans la cuisine et la salle de séjour. Elle ne savait pas encore trop bien faire le ménage et elle avait fini par en mettre partout. Quand Maman était rentrée, elle avait poussé des cris et pleuré pendant quelque temps, puis elle avait fessé Nell pour avoir tout salopé.

Ça l’avait rendue triste, alors elle était allée s’enfermer dans sa chambre, et elle avait pris le Manuel, et elle s’était inventé une histoire à elle, où la méchante marâtre forçait la princesse Nell à nettoyer toute la maison et puis la fouettait parce qu’elle s’y était mal prise. Le Manuel créait les images au fur et à mesure du récit. Le temps d’arriver au bout, elle avait oublié les événements réels pour ne plus se souvenir que de l’histoire qu’elle avait inventée.

Après cela, Maman se jura de renoncer aux hommes pendant un moment, mais, au bout de deux mois, elle rencontra un gars qui s’appelait Brad et qui était vraiment gentil. Il avait un boulot de maréchal-ferrant à la clave de la Nouvelle-Atlantis et, un jour, il emmena Nell au travail avec lui et il lui montra comment il clouait des souliers en fer aux sabots des chevaux. C’était la première fois que Nell voyait un cheval pour de vrai et elle ne prêta pas vraiment attention à Brad, son marteau et ses clous. Les patrons de Brad avaient une maison gigantesque entourée de vastes prairies verdoyantes, et ils avaient quatre enfants, tous plus grands que Nell, qui sortaient vêtus de drôles d’habits pour aller se promener sur ces chevaux.

Mais Maman rompit avec Brad ; elle n’aimait pas les artisans, qu’elle disait, parce qu’ils ressemblaient par trop à de vrais Victoriens, toujours à dégoiser tout un tas de sottises sur tel ou tel truc qui était mieux que tel autre, ce qui aboutissait fatalement, expliquait-elle, à croire que certains hommes étaient supérieurs à d’autres. Elle se mit avec un gars du nom de Burt qui finit par venir s’installer chez eux. Burt expliqua à Nell et Harv que leur foyer avait besoin de discipline et qu’il avait bien l’intention d’y pourvoir et, après ça, il se mit à leur administrer des claques à tout bout de champ, des fois sur les fesses, des fois sur la figure. Maman aussi y avait souvent droit.

Nell passait de plus en plus de temps au terrain de jeux, où il lui était plus facile de faire tous les exercices que Dojo enseignait à Belle. Elle jouait aussi avec les autres enfants, des fois. Un jour, elle faisait une partie de balle à l’élastique avec une amie et elle n’arrêtait pas de gagner. Et puis, un garçon était arrivé, un garçon plus grand que Nell ou son amie, qui avait insisté pour jouer à son tour. L’amie de Nell lui avait cédé la place, alors Nell avait joué contre le garçon qui s’appelait Kevin. Kevin était un grand gars baraqué, fier de sa carrure et de sa force, et sa philosophie à ce jeu était de gagner par intimidation. Il saisissait la balle, prenait son élan d’un air mélodramatique, en montrant les dents, le visage tout rouge, puis il la frappait comme un sourd, en y rajoutant des bruits de bouche qui ne manquaient pas de la consteller de postillons. La performance était si impressionnante que la plupart des enfants restaient figés, interdits et respectueux, redoutant de se trouver sur la trajectoire de la balle, si bien que Kevin continuait de frapper de plus belle à chaque rebond, sans cesser de vomir des obscénités à son adversaire. Nell savait que la Maman de Kevin avait fréquenté bon nombre des mêmes mecs que la Maman de Nell ; même qu’il exhibait souvent des coquards qu’il n’avait pas dû se ramasser sur le terrain de jeux.

Kevin avait toujours fait peur à Nell. Mais aujourd’hui, quand il avait pris son élan pour son grand service, il lui avait seulement paru ridicule ; un peu comme Dinosaure, des fois, quand il s’entraînait à boxer avec Belle. Le ballon fila vers elle, tout luisant de salive, et finalement pas si vite que ça. Kevin lui criait dessus, la traitant de conne et autres épithètes, mais pour quelque raison, Nell n’entendait rien et peu lui importait, tout son corps était tendu derrière ses phalanges pour frapper la balle de toutes ses forces, exactement comme Dojo lui avait enseigné. Elle frappa si fort qu’elle ne sentit même pas l’impact ; la balle fila vers le ciel en décrivant un grand arc de cercle qui l’amena nettement derrière la tête de Kevin et, dès lors, elle n’eut plus qu’à lui rajouter quelques impulsions au passage pour gagner définitivement la partie.

« Deux sur trois », dit Kevin, et ils rejouèrent une partie, avec le même résultat. À présent, tous les gamins se moquaient de Kevin, alors il perdit patience, devint tout rouge et fonça sur Nell.

Mais Nell l’avait vu appliquer cette tactique sur d’autres gamins et elle savait qu’elle n’avait réussi que parce que les mioches étaient trop effrayés pour bouger. Dojo avait expliqué à Belle que pour battre Dinosaure, le meilleur moyen était de s’écarter de sa trajectoire et de retourner sa propre force contre lui, et c’est ce que fit Nell avec Kevin : elle s’effaça au dernier moment, tendit la jambe et lui fit un croche-pied. Kevin percuta violemment un portique, reprit ses esprits et revint à la charge. Nell l’esquiva de nouveau et lui refit un croche-pied.

« C’est bon, dit Kevin. T’as gagné. » Il s’approcha, la main droite tendue. Mais Nell l’avait déjà vu faire et elle savait que c’était une ruse. Elle tendit la main à son tour, comme si elle allait effectivement la serrer. Mais au moment où Kevin allait saisir l’appât, tous les muscles du bras tendus, Nell tourna la paume vers le sol et ramena brusquement sa main vers le bas, puis la fit passer devant elle. Dans le même temps, elle observait Kevin dont les yeux avaient suivi la trajectoire de sa main, fascinés. Elle poursuivit son mouvement en décrivant une ellipse allongée, retourna la paume vers le ciel et la projeta en avant, pour aller planter ses doigts dans les yeux ahuris de Kevin.