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« Vous auriez du mal à imaginer les horreurs qu’on racontait alors sur les Victoriens originels. Traiter quelqu’un de victorien à l’époque équivalait presque à le traiter de fasciste ou de nazi. »

Hackworth et le commandant Napier étaient l’un et l’autre abasourdis. « Votre Grâce, s’exclama l’officier. Je n’ignorais pas, naturellement, que leur position morale différait radicalement de la nôtre – mais je suis ébahi d’apprendre qu’ils condamnaient effectivement les premiers Victoriens.

— Mais bien entendu, dit Finkle-McGraw.

— Parce que les premiers Victoriens étaient des hypocrites », nota Hackworth, saisissant enfin.

Finkle-McGraw le considéra avec cet air radieux du maître devant son élève favori. « Comme vous pouvez le constater, commandant Napier, mon évaluation de la perspicacité de M. Hackworth n’était pas dénuée de fondement.

— Bien que je n’eusse jamais émis de supposition différente, Votre Grâce, dit l’officier, il est toutefois réconfortant d’en avoir eu la démonstration. » Napier éleva son verre en direction d’Hackworth.

« Et parce qu’ils étaient hypocrites, reprit Finkle-McGraw après avoir allumé sa pipe et rejeté dans les airs quelques spectaculaires volutes de fumée, les Victoriens étaient méprisés à la fin du vingtième siècle. La majorité de ceux qui professaient une telle opinion s’étaient, bien entendu, rendus coupables des pires scélératesses, mais ils ne voyaient aucun paradoxe à tenir de tels raisonnements, n’étant pas eux-mêmes des hypocrites : ils n’avaient aucune attitude morale, et n’en suivaient aucune.

— Et donc ils étaient moralement supérieurs aux Victoriens, ajouta le commandant Napier, encore un peu largué.

— Même si – ou plutôt parce que – ces gens n’avaient aucun sens moral. »

Il y eut un instant de silence, ponctué de hochements de tête incrédules autour de la table.

« Nous avons une vue quelque peu différente sur l’hypocrisie, poursuivit Finkle-McGraw. Dans le Weltanschauung de la fin du vingtième siècle, un hypocrite était un individu qui embrassait de hautes opinions morales dans le cadre d’une campagne de fraude planifiée – il ne croyait jamais vraiment à ses préceptes et les violait couramment dans l’intimité. Bien entendu, tous les hypocrites ne sont pas ainsi. La plupart du temps, il s’agit plutôt de quelque chose qui est de l’ordre de : “l’esprit voudrait, mais la chair est faible”.

— Que l’on enfreigne à l’occasion son propre code moral, observa le commandant Napier, poursuivant son raisonnement personnel, n’implique pas nécessairement qu’on est insincère en acceptant ce code.

— Bien sûr que non, confirma Finkle-McGraw. C’est même parfaitement évident. Personne n’a jamais dit qu’il était facile de se conformer à un code de conduite strict. À vrai dire, ce sont justement les difficultés que cela entraîne – les écueils rencontrés en cours de route – qui font tout l’intérêt de la chose. Ce combat intérieur, et éternel, entre nos pulsions fondamentales et les exigences rigoureuses de notre système moral personnel reste fondamentalement humain. C’est notre comportement dans cette lutte qui détermine comment nous serons, le temps venu, jugés par une puissance supérieure. »

Les trois hommes restèrent un instant silencieux, dégustant qui sa bière, qui son tabac, et ruminant la question.

Hackworth rompit enfin le silence : « Je ne peux m’empêcher de conclure que ce petit cours d’éthique comparée – qui m’a paru exposé avec une grande clarté, ce dont je vous suis reconnaissant – doit être, quelque part, mis en parallèle avec mon cas personnel. »

Les deux autres haussèrent le sourcil dans une manifestation guère convaincante de légère surprise. Le Lord actionnaire se tourna vers le commandant Napier, qui prit aussitôt la parole avec entrain.

« Nous ne connaissons pas en détail votre situation – comme vous le savez, les sujets atlantéens ont droit à un traitement de faveur de la part de toutes les sections des Forces interarmes de Sa Majesté, tant qu’ils n’enfreignent pas les normes tribales, et cela signifie, pour commencer, que si l’on se résout à placer les individus sous une surveillance à haute résolution, ce n’est pas par simple curiosité, disons, pour leurs inclinations. En une époque où l’on peut désormais tout surveiller, le seul rempart qui nous reste est la courtoisie. Toutefois, nous contrôlons bien naturellement les allées et venues aux frontières. Or, tout récemment, notre curiosité a été piquée par l’arrivée d’un certain lieutenant Chang, appartenant aux services du tribunal d’instance. Et cet homme portait un sac en plastique dans lequel se trouvait un chapeau haut de forme en assez triste état. Le lieutenant Chang s’est rendu directement à votre appartement, où il a passé une demi-heure, puis il en est ressorti, soulagé du chapeau. »

Les sandwiches à la viande hachée étaient arrivés au début de ce bref exposé. Hackworth se mit à tripatouiller les condiments, comme s’il pouvait amoindrir l’importance de cette conversation en prêtant une attention équivalente au contenu de son sandwich. Il joua durant un certain temps avec sa fourchette, puis entreprit d’examiner les bouteilles de sauces mystérieuses disposées au centre de la table, tel un sommelier expertisant une cave.

« Je me suis fait agresser dans les Territoires concédés, dit Hackworth, d’une voix absente, et le lieutenant Chang a par la suite récupéré mon couvre-chef auprès d’un voyou. » Il s’était mis à fixer, sans raison particulière, une haute bouteille dont l’étiquette était imprimée dans une typographie vieillotte et contournée. « MC WHORTER’S ORIGINAL CONDIMENT », pouvait-on y lire en gros caractères, tout le reste était trop petit pour être déchiffré. Le col de la bouteille s’ornait en outre d’une guirlande de reproductions en noir et blanc d’antiques médailles décernées par des monarchies de l’Europe pré-éclairée, lors d’expositions en des lieux comme Riga. Deux ou trois brèves secousses bien senties suffirent à éjecter quelques giclées de coulée ocre par le minuscule orifice d’un bouchon-verseur que protégeait un demi-centimètre de croûte sédimentée. Le plus gros de la salve toucha son assiette, et une partie atteignit le sandwich.

« Oui », confirma le commandant Napier, qui glissa la main dans sa poche de poitrine pour en sortir une feuille d’intelli-calepin. Il lui dit de se déplier sur la table avant de l’aiguillonner de la pointe d’un stylo en argent du calibre d’un obus d’artillerie. « Les archives du corps de garde indiquent que vous vous hasardez bien peu souvent dans les TC, monsieur Hackworth, ce qui est certainement compréhensible et plaide pour votre sûreté de jugement. On note toutefois deux incursions au cours de ces derniers mois. La première, vous êtes parti en milieu d’après-midi, pour revenir tard le soir, marqué de lacérations sanguinolentes qui semblaient d’origine récente, s’il faut en croire – et là, le commandant Napier ne put réprimer l’esquisse d’un sourire – la description évocatrice fournie par le douanier de service ce soir-là. La seconde fois, vous êtes là aussi parti dans l’après-midi pour revenir tardivement, porteur cette fois-ci d’une seule lacération profonde sur le fessier – non visible, bien sûr, mais néanmoins relevée par la surveillance. »