— Oui, dit Hackworth, je vois ce que vous voulez dire.
— L’engagement est avant tout moral… une question d’honneur, précisa Finkle-McGraw. Qu’un tel ingénieur connaisse des ennuis est preuve d’une simple hypocrisie de sa part. Nous sommes enclins à négliger ce genre de défaillance routinière. Si en revanche son comportement s’assimile à une trahison, cela devient bien sûr une autre affaire ; mais qu’il joue bien son rôle et fournisse des renseignements précieux aux Forces interarmes de Sa Majesté, on dira alors qu’il a su habilement transformer une peccadille en superbe acte d’héroïsme. Vous n’ignorez sans doute pas qu’il est assez fréquent que des héros soient anoblis, sans exclusive d’autres rétributions plus tangibles. »
Durant quelques secondes, Hackworth fut trop abasourdi pour parler. Il s’était attendu à l’exil, un exil sans doute mérité. Le simple pardon était plus qu’il n’aurait osé espérer. Or, Finkle-McGraw lui procurait là une chance d’une tout autre envergure : celle d’accéder aux rangs de la petite noblesse. Une mise d’entrée au sein de l’entreprise tribale. Il ne pouvait donner qu’une seule réponse, qu’il bredouilla très vite avant de risquer de perdre son sang-froid.
« Je vous remercie de votre indulgence, dit-il, et j’accepte votre mission. Veuillez dès cet instant me considérer au service de Sa Majesté.
— Garçon, lança le commandant Napier, apportez-nous du champagne, s’il vous plaît. Je crois que nous avons un événement à fêter. »
Extrait du Manuel, l’arrivée d’un sinistre baron ; pratiques disciplinaires de Burt ; le complot contre le baron ; applications pratiques d’idées glanées grâce au Manuel ; Fuite
Hors les murs du Château noir, la méchante marâtre de Nell continuait de vivre à sa guise et de recevoir des visiteurs. Toutes les deux ou trois semaines, un voilier apparaissait à l’horizon et venait mouiller dans la petite baie où le père de Nell ancrait jadis son bateau de pêche. Un personnage important était alors débarqué en chaloupe par des matelots et il se rendait chez la marâtre de Nell pour un séjour de quelques jours, quelques semaines ou même quelques mois. Elle finissait toujours par se disputer avec ses visiteurs, et les éclats de voix étaient audibles par Nell et Harv, malgré l’épaisseur des murs du Château noir, et quand le visiteur en avait assez, il remontait à bord en chaloupe et mettait les voiles, laissant la méchante Reine, le cœur brisé, en sanglots sur le rivage. La princesse Nell, qui détestait sa marâtre au début, en était plus ou moins venue à la plaindre et à se rendre compte que la Reine s’était enfermée toute seule dans une prison encore plus sombre et froide que le Château noir.
Un jour, une brigantine aux voiles rouges apparut dans la baie ; en débarqua un homme à la barbe et aux cheveux roux. Comme les autres visiteurs, il s’installa chez la Reine et vécut quelque temps avec elle. Mais, contrairement aux autres, le Château noir l’intriguait, et tous les jours ou presque, il y montait à cheval, se rendait jusqu’à sa porte, en secouait le heurtoir, puis il longeait le mur d’enceinte, en contemplant ses hautes murailles et ses tours.
Trois semaines après son arrivée, Nell et Harv entendirent avec surprise les douze verrous de la grille s’ouvrir l’un après l’autre. Apparut l’homme roux. Quand il découvrit Harv et Nell, il fut aussi étonné qu’eux. « Qui êtes-vous ? » demanda-t-il d’une grosse voix bourrue.
La princesse Nell s’apprêtait à répondre mais son frère l’arrêta. « C’est vous le visiteur, ici, dit-il. Identifiez-vous. »
À ces mots, le visage de l’homme devint presque aussi rouge que ses cheveux, et il s’avança et frappa Harv au visage, de son poing ganté de fer. « Je suis le baron Jack, dit l’homme, et tu peux considérer cela comme ma carte de visite. » Puis, par pure méchanceté, il décocha un coup de botte vers la princesse Nell, mais la pesante armure ralentit son mouvement, et la princesse Nell, qui se souvenait des leçons de Dinosaure, l’esquiva sans peine. « Vous devez être les deux morveux dont m’a parlé la Reine, dit le baron. Vous devriez être morts, à l’heure qu’il est, dévorés par les trolls. Eh bien, ce soir, ce sera le cas, et demain ce château m’appartiendra ! » Il saisit Harv et se mit à lui ligoter les bras avec une grosse corde. Oubliant ses leçons, la princesse Nell essaya de l’arrêter, et, en un éclair, il l’avait saisie par les cheveux et la ligotait à son tour. Bientôt, tous deux gisaient à terre, impuissants. « Nous verrons bien comment vous réussirez à vaincre les trolls, ce soir ! » dit le baron Jack et, après les avoir, par pure méchanceté, gratifiés chacun d’une claque et d’un coup de botte, il ressortit à grands pas en refermant les douze verrous derrière lui.
Harv et la princesse Nell durent attendre longtemps que le soleil se couche et que leurs Amis de la Nuit se réveillent et viennent les délivrer. La princesse Nell leur expliqua que la méchante Reine avait un nouvel amant qui avait l’intention de s’emparer du Château noir.
« Nous devons le combattre », dit Pourpre.
La princesse Nell et tous ses autres amis sursautèrent en entendant ces paroles car, d’habitude, Pourpre était patiente et sage, et elle dissuadait toujours de recourir au combat. « Il y a bien des nuances de gris dans le monde, expliqua-t-elle, et, bien souvent, le chemin détourné reste le meilleur ; mais certaines choses relèvent du mal absolu et doivent être combattues jusqu’à la mort.
— S’il n’était qu’un homme, je pourrais simplement l’écraser sous mon pied, dit Dinosaure, mais pas en plein jour ; et même la nuit, la Reine est une sorcière, et ses amis ont moult pouvoirs. Nous aurons besoin d’un plan. »
Cette nuit-là, ils devaient salement dérouiller. Le gamin que Nell avait battu à la balle à l’élastique, Kevin, avait en fait appris ses manières de brute auprès de Burt, parce que Burt avait vécu un certain temps avec sa Maman, même qu’il pouvait bien être son père, alors Kevin était allé voir Burt et il lui avait raconté qu’il s’était fait tabasser par Harv et Nell ligués contre lui. Ce soir-là, Harv et Nell reçurent la plus belle dégelée de leur vie. Ça dura si longtemps que Maman finit par s’interposer pour forcer Burt à se calmer. Mais Burt lui flanqua une claque qui l’expédia par terre. Finalement, Harv et Nell se retrouvèrent tous les deux dans leur chambre. Burt était dans le séjour à descendre quelques bières, plongé dans un ractif de Burly Scudd. Maman avait quitté l’appartement, et ils n’avaient aucune idée de l’endroit où elle avait filé.
Harv avait l’œil au beurre noir et une main inerte. Nell avait terriblement soif et, quand elle alla aux toilettes, elle pissa tout rouge. Elle avait aussi les bras tout brûlés par les cigarettes de Burt, et la douleur ne faisait qu’empirer.
Ils percevaient les mouvements de Burt derrière la cloison et ils pouvaient entendre le ractif de Burly Scudd. Harv devina quand Burt s’était assoupi car un ractif mono-utilisateur passe automatiquement en pause dès que l’utilisateur cesse de ragir. Quand ils furent certains qu’il dormait, ils se faufilèrent dans la cuisine pour demander des médicaments au MC.
Harv se trouva un pansement pour son poignet et une vessie à glace pour son œil, et il demanda au MC quelque chose à mettre sur leurs écorchures et leurs brûlures pour empêcher qu’elles s’infectent. Le MC afficha tout un menu de médiaglyphes correspondant à diverses catégories de remèdes. La plupart étaient des spécialités, qu’il fallait payer en ucus, mais il y avait quelques médicaments génériques gratuits. Entre autres, une crème en tube, comme du dentifrice. Ils la rapportèrent dans leur chambre et se la tartinèrent mutuellement sur leurs diverses brûlures et écorchures.