Nell resta étendue sans bouger jusqu’à ce qu’elle soit sûre que son frère se fût endormi. Alors elle sortit le Manuel illustré d’éducation pour Jeunes Filles.
Quand le baron Jack revint au château le lendemain, il devint furieux en découvrant les cordes posées en tas par terre, et pas un seul os brisé et rongé par les trolls. Il entra comme un ouragan dans le château, l’épée brandie, hurlant qu’il tuerait de ses mains Harv et la princesse Nell ; mais en pénétrant dans la salle à manger, il s’immobilisa, interdit, en découvrant qu’un grand festin avait été disposé sur la table à son intention : des miches de pain noir, des pots de beurre frais, de la volaille rôtie, un cochon de lait, du raisin, des pommes, du fromage, du bouillon et du vin.
Harv et la princesse Nell se tenaient près de la table, en tenues de domestiques.
« Bienvenue dans votre château, baron Jack, dit la princesse Nell. Comme vous le voyez, nous sommes vos nouveaux serviteurs et nous vous avons confectionné un petit en-cas qui, nous l’espérons, aura l’heur de vous plaire. » En réalité, c’était Canard qui avait tout préparé, mais, comme il faisait jour, il était redevenu un simple joujou, comme tous les autres Amis de la Nuit.
La colère du baron Jack retomba tandis que ses yeux avides survolaient le festin. « Je vais en grignoter quelques bouchées, annonça-t-il, mais si jamais l’un de ces plats n’est pas parfait, ou si vous ne me servez pas à ma convenance, vos têtes se retrouveront plantées sur les grilles du château, aussi vite que cela », et il claque ses doigts sous le nez d’Harv.
Harv n’avait pas l’air trop content et il s’apprêtait à laisser échapper quelque terrible repartie, mais la princesse Nell se souvint des paroles de Pourpre, énonçant que le chemin détourné restait toujours le meilleur, et c’est d’une voix douce qu’elle dit : « Pour un service imparfait, ce ne serait que justice. »
Le baron Jack commença à manger, et la cuisine de Canard était si excellente qu’une fois qu’il y eut goûté, il se trouva quasiment incapable d’arrêter. Il ne cessait de renvoyer Harv et Nell aux cuisines pour en avoir toujours plus, et même s’il trouvait constamment à redire au service et se levait pour les battre, il avait manifestement décidé qu’ils lui étaient plus utiles vivants que morts.
« Parfois, il les brûlait aussi avec des cigarettes », murmura Nell.
Les lettres changèrent sur la page du Manuel.
« Et le pipi de la princesse devint rouge aussi, ajouta Nell, parce que le baron était un homme très méchant. Et son vrai nom n’était pas le baron Jack. Son vrai nom était Burt. »
À mesure que Nell parlait, le récit du Manuel se modifiait en conséquence.
« Et Harv ne pouvait pas se servir de son bras à cause de son poignet, si bien qu’il devait tout porter d’une seule main, et c’est parce que Burt était un homme très méchant et qu’il lui avait fait vraiment très mal », ajouta Nell.
Après un long silence, le Manuel se remit à parler, mais la jolie voix de la Victorienne qui racontait l’histoire était soudain devenue rauque et comme étouffée, et on l’entendait buter sur les phrases.
Le baron Burt mangea toute la journée, jusqu’à ce que la nuit finisse par tomber.
« Barricadez les portes, dit une petite voix aiguë, ou l’on va avoir les trolls à nos trousses ! »
Ces paroles émanaient d’un petit bonhomme en complet et haut de forme qui venait de franchir en hâte les grilles et contemplait maintenant le soleil couchant avec une certaine nervosité.
« Quel est ce gringalet qui ose venir interrompre mon dîner ! ? » rugit le baron Burt.
« C’est notre voisin, dit la princesse Nell. Il passe le soir nous rendre visite. S’il vous plaît, laissez-le venir s’asseoir auprès du feu. »
Le baron Burt parut un rien méfiant, mais, au même moment, Harv vint poser devant lui un délicieux soufflé aux fraises, et il en oublia entièrement le petit bonhomme durant quelques minutes, jusqu’à ce que la petite voix aigué se remette à pépier :
« Qui ose se moquer du baron ! ? » beugla le baron Burt et, baissant les yeux, il vit le nouveau visiteur négligemment appuyé sur sa canne, et qui levait un verre à sa santé.
« Qu’on m’apporte un tonneau de bière ! s’écria le baron Burt. Et un autre pour ce parvenu, on verra bien qui de nous deux sait tenir la boisson. »
Harv fit rouler dans la pièce deux tonneaux de bière brune. Le baron Burt le porta à ses lèvres et le vida d’un trait. Le petit bonhomme par terre fit de même.
On apporta alors deux outres de vin et, une fois encore, le baron Burt et le petit bonhomme les éclusèrent sans peine.
Finalement, on apporta deux bouteilles de liqueur forte, et le baron et le petit bonhomme en burent une gorgée tour à tour jusqu’à ce que les bouteilles soient vides. Le baron était confondu par la capacité à boire de ce petit homme ; car il restait debout devant lui, sobre et bien droit, alors que le baron Burt commençait à se sentir pompette.
Finalement, le petit bonhomme tira de sa poche une fiasque et dit :
Le petit bonhomme déboucha la bouteille et but une lampée, puis il la tendit au baron Burt. Le baron but une gorgée et s’endormit instantanément dans son fauteuil.
« Mission accomplie », dit le petit homme, qui fit un grand salut, chapeau bas, révélant deux longues oreilles fourrées – car il s’agissait de nul autre que Peter, le lapin, déguisé.
La princesse Nell retourna vite dans la cuisine pour en avertir Dinosaure, qui était installé près du feu, avec une longue perche en bois qu’il enfonçait et tournait et tournait dans les braises, pour en aiguiser la pointe. « Il dort ! » murmura-t-elle.
Miranda, installée sur sa scène au Parnasse, sentit le soulagement l’inonder lorsque la ligne suivante apparut sur le prompteur. Elle prit une profonde inspiration avant de la prononcer, ferma les yeux, se concentra, tâchant de se propulser là-bas, dans le Château noir. Elle regarda droit dans les yeux la princesse Nell et lui dit sa réplique en puisant au fond de ses réserves de talent et de technique.
« Bien, dit Dinosaure. Alors, l’heure est venue pour Harv et toi de vous enfuir du Château noir ! Vous devrez procéder avec le maximum de furtivité. Je viendrai plus tard vous rejoindre. »
Va-t’en, je t’en conjure. Fuis, je t’en supplie. Évade-toi de cette salle des tortures tant que tu es encore en vie, Nell, va dans un orphelinat, dans un commissariat, où tu voudras, je te retrouverai. Où que tu sois, je te retrouverai.