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« Nell ! disait Harv. Nell ! regarde ! »

Elle avait trop peur de regarder. Elle préférait courir.

« Nell, arrête-toi et regarde ! » répéta Harv. Il semblait exulter.

Finalement, Nell parvint au coin de l’immeuble, s’arrêta et se retourna pour jeter avec précaution un coup d’œil en arrière.

Son regard embrassait la rue déserte au pied de l’immeuble où elle avait passé toute sa vie. Tout au bout de la rue, un grand panneau médiatronique affichait en cet instant une énorme publicité pour Coca-Cola, arborant le rouge traditionnel employé de tout temps par la compagnie.

Se détachant devant à contre-jour, deux hommes : Burt et le gros Chinois à tête ronde.

Ils dansaient ensemble.

Non, seul le Chinois dansait. Burt chancelait comme un homme ivre.

Non, le Chinois ne dansait pas, il effectuait certains de ces exercices que Dojo avait enseignés à Nell. Il évoluait avec grâce et lenteur, sauf à certains moments, quand tous les muscles de son corps concouraient en une seule explosion de mouvement. La plupart de ces explosions étaient dirigées contre Burt.

Burt s’effondra, puis se remit à genoux tant bien que mal.

Le Chinois se recroquevilla comme une graine noire, s’éleva dans les airs, pivota et se déplia comme une fleur qui s’épanouit. Un de ses pieds vint frapper Burt à la pointe du menton et sembla lui traverser le crâne de part en part. Le corps de Burt s’affala comme le contenu d’un seau qu’on répand sur le pavé. Le Chinois retrouva son immobilité parfaite : il reprit son souffle, rajusta sa calotte et la ceinture de sa tunique. Puis il tourna le dos aux deux enfants et s’éloigna, marchant au milieu de la chaussée.

Nell ouvrit le Manuel. Il montrait en illustration Dinosaure, à contre-jour derrière une des fenêtres du Château noir, dressé au-dessus du cadavre du baron Burt, un pieu fumant entre ses griffes.

Nell dit : « Le petit garçon et la petite fille s’enfuirent vers le Pays d’Au-delà. »

Hackworth quitte Shanghai ; ses spéculations quant aux mobiles éventuels du Dr X

Les futurs passagers s’immobilisèrent tant bien que mal sur le sol luisant de crachats de l’Aérodrome de Shanghai alors que l’annonceur braillait dans son micro les noms d’antiques grandes métropoles chinoises. On déposa les sacs, on fit taire les enfants, on fronça les sourcils, les mains en conque autour des oreilles, les lèvres pincées, avec une absolue perplexité. Rien de tout cela n’était facilité par la présence envahissante de deux douzaines de Boers fraîchement débarqués, avec femmes en bonnet et mioches en gros pantalon de coutil, qui s’étaient rassemblés près d’une porte d’embarquement pour se mettre à beugler d’une voix rauque et sonore un cantique d’action de grâces.

Quand le speaker annonça le vol d’Hackworth (San Diego avec escales à Séoul, Vladivostok, Magadan, Anchorage, Juneau, Prince Rupert, Vancouver, Seattle, Portland, San Francisco, Santa Barbara et Los Angeles), il dut décider que c’était sans doute au-dessous de sa dignité ou au-dessus de ses capacités, voire les deux, de parler simultanément coréen, russe, anglais, français, costalien et espagnol dans la même phrase, aussi se contenta-t-il de fredonner quelques instants dans le micro, comme si, loin d’être un professionnel de l’annonce, il n’était qu’un choriste indifférent et timide perdu au milieu d’une vaste chorale.

Hackworth savait parfaitement qu’il allait s’écouler encore bien des heures avant qu’il se retrouve installé à bord d’un aéronef et que une fois accomplie cette étape essentielle, il aurait encore à patienter de longues heures avant de décoller pour de bon. Quoi qu’il en soit, il devait bien à un moment donné faire ses adieux à la famille et l’instant ne semblait pas plus mal choisi qu’un autre. Portant Fiona (maintenant si grande et si forte !) au creux de son bras et tenant Gwen par la main, il se fraya un passage dans la marée de voyageurs, de mendiants, de pickpockets et autres colporteurs d’articles les plus divers, de l’authentique cocon de vraie soie à la propriété intellectuelle volée. Ils finirent par atteindre un recoin où un remous languide s’était séparé du flot principal et où il put sans risque déposer à terre Fiona.

Il se retourna d’abord vers Gwen. Elle avait toujours cet air un peu distrait et ébahi qu’elle avait plus ou moins en permanence depuis qu’il lui avait annoncé avoir reçu un nouveau poste dont il lui était « interdit de divulguer la nature, hormis qu’elle concernait l’avenir, non seulement de son service, ni même de John Zaibatsu, mais de l’ensemble du phyle au sein duquel elle avait eu la bonne fortune de naître et auquel il avait juré une éternelle fidélité », et qu’il effectuait un déplacement « d’une durée indéterminée » en Amérique du Nord. Ces derniers temps, il était devenu de plus en plus manifeste que Gwen ne saisissait pas. Au début, cela avait gêné Hackworth, qui y voyait le symptôme de faiblesses intellectuelles demeurées jusqu’ici insoupçonnées. Plus récemment, il avait fini par comprendre que cela relevait plus d’une attitude émotionnelle. Hackworth s’embarquait dans une sorte de quête, tendance je-vole-de-mes-propres-ailes, intensément romantique. Gwen en revanche n’avait pas dans sa culture cette fascination pour les aventures en trompe l’œil, et d’ailleurs elle trouvait toute cette histoire passablement insondable. Elle lui fit son petit numéro de reniflements et de larmes furtives, l’embrassa et l’étreignit à la va-vite, avant de se reculer, estimant avoir tenu son rôle dans cette cérémonie avec le minimum de simagrées. Hackworth, pour le moins désarçonné, s’accroupit devant Fiona.

Sa fille semblait intuitivement mieux appréhender la situation ; elle s’était réveillée plusieurs fois ces dernières nuits, se plaignant de cauchemars et, sur le chemin de l’Aérodrome, elle était restée parfaitement silencieuse. Elle fixa son papa avec de grands yeux rougis. Hackworth se sentit gagné par les larmes, et son nez se mit à couler. Il se moucha bruyamment, puis se cacha derrière son mouchoir, le temps de se ressaisir.

Il mit alors la main dans la poche de poitrine de son pardessus et en sortit un paquet plat, enveloppé d’un papier médiatronique à motif de fleurs des champs agitées par une douce brise printanière. Fiona se dérida aussitôt, et Hackworth ne put retenir un léger rire – ce n’était pas le premier – devant l’adorable prédisposition des tout-petits pour toute corruption délibérée. « Tu ne m’en voudras pas de te gâcher la surprise si je t’avoue qu’il s’agit d’un livre, ma chérie. Un livre magique. Je l’ai fabriqué pour toi, parce que je t’aime et que je ne voyais pas de meilleur moyen de t’exprimer cet amour. Et chaque fois que tu en feuilletteras les pages, si loin que je puisse être, tu m’y retrouveras.

— Oh ! merci tout plein, Père », dit-elle en le saisissant à deux mains, et Hackworth ne put s’empêcher de la prendre dans ses bras pour la serrer très fort et lui donner un baiser. « Au revoir, ma chérie adorée, tu me reverras dans tes rêves », murmura-t-il au creux de sa minuscule oreille délicatement ourlée, puis il la libéra, se retourna et s’éloigna bien vite avant qu’elle ait pu voir les larmes qui commençaient à ruisseler sur son visage.