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Hackworth était dorénavant un homme libre, errant dans l’Aérodrome, comme frappé de stupeur émotionnelle et, s’il rejoignit son vol, ce ne fut qu’en recourant au même instinct grégaire que l’ensemble des autochtones pour retrouver le leur. Chaque fois qu’il voyait plus d’un gwailo se hâter, l’air décidé, dans une direction, il suivait le groupe, et d’autres se mettaient dès lors à l’imiter, de sorte qu’une foule de diables étrangers eut tôt fait de se coaguler au milieu de cent fois plus d’autochtones, tant et si bien qu’avec deux bonnes heures de retard sur l’horaire annoncé, ils finirent par se regrouper devant une porte pour embarquer à bord du Hanjin Takhoma – qui n’était peut-être pas forcément l’aéronef prévu à l’origine, mais les passagers constituaient désormais une majorité suffisante pour le détourner vers l’Amérique, ce qui était en définitive la seule chose qui comptait vraiment en Chine.

Il avait reçu du Céleste Empire une citation à comparaître. À présent, il était en route vers un territoire tout juste encore vaguement connu sous le nom d’Amérique. Il avait les yeux rougis des larmes de sa séparation d’avec Gwen et Fiona, et son sang bouillonnait de nanosites dont la fonction était connue du seul Dr X ; Hackworth s’était allongé, il avait fermé les yeux, remonté sa manche et fredonné Rule, Atlantis tandis que les médecins (enfin, il espérait qu’ils avaient le diplôme) du Dr X lui introduisaient une grosse aiguille dans le bras. L’aiguille était reliée à un tube branché sur un raccord spécial du matri-compilateur ; Hackworth s’était alors retrouvé directement connecté à l’Alim, non pas celle, réglementaire qu’on trouvait à Atlantis, mais la dérivation illicite du Dr X. Il pouvait au mieux espérer qu’ils lui avaient fourni le bon mode d’emploi, car il serait regrettable qu’une machine à laver, une paire de baguettes médiatroniques ou un kilo de blanche chinoise se matérialise dans ses veines. Depuis, il avait ressenti quelques crises de frissons, suggérant que son système immunitaire réagissait à ce qu’avait pu lui injecter le Dr X. Soit son corps allait s’accoutumer, soit il allait (hypothèse préférable) finir par détruire les nanosites importuns.

L’aéronef était un dromon – la catégorie la plus imposante en dehors des bâtiments de fret. Il était divisé en quatre classes. Hackworth était au deuxième niveau depuis le bas, dans un compartiment de troisième. En dessous se trouvait l’entrepont, réservé aux thètes migrants et aux filles de l’air, les prostituées des lignes aériennes. Ces dernières cherchaient encore à soudoyer les chefs de cabines pour avoir accès aux salons des troisièmes classes, et elles faisaient les yeux doux à Hackworth comme à tous les sararimen en chemise blanche qui utilisaient ce moyen de transport. Tous ces messieurs ayant grandi dans l’un ou l’autre Dragon surpeuplé, ils savaient comment générer la coque artificielle d’un champ d’intimité protecteur en faisant mine de s’ignorer délibérément les uns les autres. Hackworth en était au point où c’était devenu le cadet de ses soucis, aussi les dévisageait-il au contraire sans vergogne, tous ces éléments avancés de leurs divers micro-États, les regardant replier, l’air guindé, leur beau costume bleu marine avant de se faufiler chacun dans sa micro-cabine-cercueil (accompagné ou non), en jouant des coudes comme un GI rampant sous un rouleau de barbelé.

Hackworth se demanda, question futile, s’il était le seul, parmi les quelque deux mille passagers embarqués, à croire que la prostitution (ou quoi que ce soit, d’ailleurs) fut immorale. Il n’envisageait pas le problème sous l’œil du moraliste satisfait, mais plutôt sous celui du curieux désabusé ; certaines de ces filles de l’air étaient tout à fait séduisantes. Mais alors qu’il s’insinuait dans sa micro-couchette, il ressentit une nouvelle crise de frissons, qui lui rappela que même si son âme avait été bien disposée, sa chair était tout bonnement trop faible.

Une autre explication possible aux frissons était que les nanosites du Dr X traquaient et détruisaient ceux que les Forces interarmes de Sa Majesté avaient introduits auparavant, qu’ils menaient la guérilla dans son organisme et que son système immunitaire faisait des heures supplémentaires pour tenter de gérer le carnage. Hackworth s’endormit à l’improviste alors que le dromon n’avait pas encore quitté son mât d’amarrage, et il rêva des outils menaçants dont il avait vu l’image agrandie sur le médiatron du Dr X lors de sa première visite. Dans l’abstrait, ils étaient déjà passablement terrifiants. Mais savoir qu’on en avait plusieurs millions dans les veines n’était pas fait pour apaiser. Cela dit, ce n’était pas plus grave que d’apprendre qu’on avait le sang infecté de spirochètes, parasites avec lesquels l’homme avait appris à vivre depuis des dizaines d’années. Incroyable, les trucs auxquels on finissait par s’habituer.

Quand il se glissa dans le lit, il entendit un discret carillon, comme une clochette de fée. Le signal provenait du petit stylo accroché à sa chaîne de montre et indiquait qu’il avait du courrier. Peut-être un mot de remerciement de Fiona. De toute façon, il n’arrivait pas à trouver le sommeil, aussi prit-il une feuille de papier médiatronique et commanda de vive voix le transfert du courrier du stylo magique sur la page.

Il nota avec déception que la note était dactylographiée, et non pas manuscrite ; sans doute une correspondance officielle, et pas, hélas, un mot de Fiona. Quand il en eut commencé la lecture, il comprit qu’elle n’était même pas officielle. Elle n’émanait même pas d’un être humain. C’était une notification réexpédiée automatiquement par un appareillage qu’il avait lui-même mis en branle deux années plus tôt. Le corps du message était noyé dans un flot de documents, cartes, graphes, diagrammes et charabia techniques. Il tenait en ces mots :

ON A RETROUVÉ LE MANUEL ILLUSTRÉ

D’ÉDUCATION POUR JEUNES FILLES

L’accompagnait une carte animée en 3D de New Chusan, marquée d’un long trait rouge, partant d’une tour d’habitation plutôt miteuse des Territoires concédés, baptisée Enchantement, et contournant ensuite l’île selon une trajectoire erratique.

Hackworth rigola jusqu’à ce que ses voisins tambourinent à la cloison en lui demandant de se taire.

Nell et Harv en cavale dans les Territoires concédés ; rencontre avec une gousse de surveillance peu amène ; une révélation concernant le Manuel

Les Territoires concédés étaient par trop précieux pour laisser trop de place à la Nature, mais les géotects de l’Imperial Tectonics Limited avaient entendu dire que les arbres pouvaient épurer et rafraîchir l’atmosphère, c’est pourquoi ils avaient installé des ceintures vertes le long des frontières entre les secteurs. Dès leur première heure de liberté dans la rue, Nell avait avisé une de ces ceintures vertes, même si en fait elle semblait encore toute noire en cette heure matinale. Elle quitta Harv et courut dans sa direction, dévalant une rue qui n’était plus qu’un tunnel luminescent bardé d’enseignes médiatroniques. Harv se lança à sa poursuite ; il avait du mal à la suivre car il avait reçu une raclée plus sévère. Ils étaient à peu près les seuls dans la rue, en tout cas les seuls à se déplacer dans un but précis, raison pour laquelle les messages publicitaires les poursuivaient comme une meute de loups affamés, pour s’assurer qu’ils avaient bien compris qu’à utiliser tel ou tel ractif, tel ou tel produit, on leur garantissait d’avoir des relations sexuelles avec certaines jeunes personnes à la plastique d’une perfection irréaliste. Certaines affiches exposaient des arguments encore plus primaires, pratiquant la vente sexuelle directe. Les médiatrons de cette artère étaient d’une taille exceptionnelle, car ils étaient destinés à être clairement visibles depuis les landes, falaises, gradins et parcs résidentiels composant la clave de la Nouvelle-Atlantis, qui s’étageaient sur des kilomètres à flanc de coteau.