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Une exposition continue à ce genre d’image produisait une réaction allergique aux médiatrons parmi la population cible. Au lieu de les éteindre et de laisser un peu respirer le bon peuple, les propriétaires avaient, bien au contraire, décidé de se joindre à cette course aux armements, en cherchant à trouver l’image magique qui amènerait la cible à ignorer tous les autres messages et à n’avoir d’yeux que pour leurs propres productions. La démarche évidente qui était de fabriquer des médiatrons encore plus volumineux que ceux du voisin avait été conduite au-delà du raisonnable. Depuis déjà un certain temps, leur contenu sémantique avait été défini : tétons, baston et explosions étaient les seuls ingrédients apparemment capables d’attirer l’attention de clients potentiels suprêmement blasés, même s’il leur arrivait de jouer la carte de la juxtaposition en y intégrant un élément incongru, tel qu’un paysage ou un homme en col roulé noir déclamant de la poésie. Une fois que tous les médiatrons eurent atteint trente mètres de haut et furent saturés de nichons, la seule stratégie compétitive qu’on n’eût pas encore exploitée à fond était le recours aux astuces techniques : éclairs stroboscopiques, montage saccadé et fantômes en 3D simulant une charge en règle contre le spectateur soupçonné de ne pas manifester une attention suffisante.

C’est au bout de quinze cents mètres de galerie remplie de stimuli de cet ordre que Nell réussit son échappée impromptue ; pour Harv de plus en plus à la traîne dans son sillage, elle ressemblait désormais à une fourmi trottinant sur un écran de télévision aux réglages de couleur et de contraste poussés à fond, qui changeait de direction par saccades, comme si elle était menacée par le démon virtuel d’un filtre en peigne fondant sur elle depuis la parallaxe décalée d’un tampon de trame mobile, jaillissant telle une comète aveuglante au firmament bidon d’un fondu au noir vidéo. Nell savait que tout cela n’était qu’illusion et, dans la majorité des cas, elle ne reconnaissait même pas les produits qu’on lui vantait, mais elle avait depuis longtemps appris l’art de l’esquive. Elle ne pouvait s’en empêcher.

Ils n’avaient pas encore découvert le moyen de vous faire arriver les pubs de face, aussi tâchait-elle de se maintenir à peu près dans l’axe de la chaussée, jusqu’au moment où elle put sauter par-dessus la barrière absorbante d’énergie installée au bout de la rue et disparut dans la forêt. Harv la suivit quelques secondes plus tard, même si, à cause de son bras blessé, il manqua son appel et s’étala ignominieusement, comme un motopatineur trop sûr de lui n’ayant pas vu la barrière et venu la percuter de plein fouet. « Nell ! hurlait-il déjà, alors qu’il s’immobilisait, au milieu d’un amoncellement de vieux cartons abandonnés. Tu ne peux pas rester là-dedans ! Tu ne peux pas rester dans les arbres, Nell ! »

Nell s’était déjà enfoncée dans les bois, pour autant qu’on puisse s’enfoncer dans une étroite ceinture de verdure simplement destinée à séparer deux Territoires concédés. Elle tomba à deux reprises et se cogna la tête contre une branche jusqu’à ce que, avec une faculté d’adaptation typiquement enfantine, elle réalise qu’elle évoluait sur une de ces surfaces qui n’étaient pas plates comme un plancher, une rue ou un trottoir. Les chevilles devaient réellement faire preuve d’un minimum de souplesse dans cet environnement. Ça ressemblait à ces endroits décrits dans son Manuel, une zone magique où l’on aurait pu laisser à loisir se développer la dimension fractale du terrain – chaque bosse se voyant recouverte de ses répliques en miniature, la procédure se répétant à l’infini –, puis recouvrir de terre l’ensemble avant d’y planter quelques exemplaires de ces variétés nouvelles de pins Douglas sinistres qui poussaient comme du bambou. Nell tomba bientôt sur un énorme Doug abattu par un typhon récent : sa couronne de racines déterrée avait dégagé une excavation évoquant un nid douillet. Nell s’y précipita.

Durant plusieurs minutes, elle trouva étrangement risible qu’Harv soit incapable de la retrouver. Dans leur appartement, il n’y avait que deux cachettes, deux placards en fait, aussi leurs exploits habituels au jeu de cache-cache s’étaient révélés d’une valeur ludique minimale et les avaient conduits à s’interroger sur l’intérêt réel de ce jeu stupide. Mais à présent, au fond de ces bois sombres, Nell commençait à saisir.

« T’abandonnes ? » dit-elle enfin, et, bientôt, Harv la retrouva. Il se tenait au bord du fossé et lui demandait d’en sortir aussitôt. Elle refusa. Finalement, il descendit la pente, même si un œil plus critique que celui de sa sœur aurait jugé qu’il la dégringolait. Nell lui sauta sur les genoux avant qu’il ait eu le temps de se relever. « Faut qu’on y aille ! lui dit-il.

— Je veux rester ici. C’est chouette.

— T’es pas la seule de cet avis, observa Harv. C’est pour ça qu’ils ont mis plein de gousses.

— Des gousses ?

— Des aérostats. Pour la sécurité. »

Nell fut ravie de l’entendre, et elle n’arrivait pas à saisir pourquoi son frère parlait de sécurité avec une telle épouvante dans la voix.

Le soprano d’un turboréacteur parut leur arriver dessus, montant et descendant au gré de ses louvoiements parmi la flore. Le souffle sinistre descendit en Doppler de quelques notes lorsqu’il vint s’immobiliser pile au-dessus d’eux. Ils ne pouvaient distinguer qu’une vague lueur colorée, reflet des lointains médiatrons sur l’objet mystérieux. Une voix, reproduite à la perfection et juste un poil trop forte, en sortit : « Les visiteurs sont bienvenus dans ce parc et peuvent y déambuler à leur guise. Nous espérons que le séjour vous a plu. Veuillez indiquer si vous cherchez votre chemin, et cette unité vous assistera.

— Il est sympa, dit Nell.

— Pas pour longtemps, nota Harv. Tirons-nous d’ici avant qu’il en ait sa claque.

— J’me plais bien ici. »

Une explosion de lumière bleuâtre jaillit de l’aérostat. Tous deux braillèrent au moment où leurs iris se convulsèrent. L’engin leur brailla à l’unisson : « Permettez-moi d’éclairer votre chemin jusqu’à la sortie la plus proche !

— Nous nous enfuyons de chez nous », expliqua Nell. Mais Harv était déjà en train de s’extirper du trou, tirant sa sœur derrière lui de sa main valide.

Les turbines de l’appareil sifflèrent brièvement quand l’engin simula une charge. De cette manière, il eut tôt fait de les reconduire vers la rue la plus proche. Quand ils eurent finalement escaladé une barrière et repris pied sur le béton ferme, il éteignit d’un coup ses lumières et fila sans demander son reste.

« Tout va bien, Nell, ils font toujours comme ça.

— Pourquoi ?

— Pour pas que l’endroit soit encombré de transitoires.

— C’est quoi, ça ?

— C’est ce qu’on est devenu, à présent, expliqua Harv.

— Allons nous installer chez tes potes ! » dit Nell. Harv ne lui avait encore présenté aucun de ses potes, elle ne les connaissait que comme les enfants du temps jadis pouvaient connaître Gilgamesh, Roland ou Superman. Elle avait l’impression que les rues des Territoires concédés grouillaient de potes à son frère et qu’ils étaient plus ou moins tout-puissants.