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Harv fit une grimace embarrassée, puis il répondit : « D’abord, faut qu’on cause de ton livre magique.

— Le Manuel illustré d’éducation pour Jeunes Filles ?

— Ouais, enfin si tu veux.

— Pourquoi devrions-nous en parler ?

— Hein ? » fit Harv, sur ce ton crétin qu’il prenait chaque fois que Nell causait drôlement.

« Pourquoi qu’y faudrait qu’on en cause ? répéta Nell, patiente.

— Il y a un truc que je t’ai jamais dit à propos de ce livre, mais il faut que je te le dise maintenant, expliqua Harv. Allez, viens, restons pas plantés là, où un de ces cons va venir nous faire chier. » Ils se dirigèrent vers la rue principale de Lazy Bay Towne, qui était la Concession où la gousse les avait éjectés. La rue principale suivait la courbe du front de mer, séparant la plage d’une longue rangée de débits de boisson aux façades ornées de médiatrons d’une sinistre obscénité. « J’ai pas envie d’aller par là », dit Nell, encore échaudée par la récente attaque en règle de ces maquereaux électromagnétiques. Mais Harv lui agrippa le poignet et descendit la pente clopin-clopant, en la tirant derrière lui. « C’est plus sûr de rester planqués dans les ruelles. À présent, laisse-moi t’expliquer pour ce bouquin. Mes potes et moi, on l’a récupéré, avec d’autres trucs, sur un Vicky qu’on avait délesté. C’est Doc qui nous avait dit de le faire.

— Doc ?

— Ce Chinois qui s’occupe du Cirque aux Puces. Il a dit qu’on devait le délester et qu’on devait faire ça bien, pour être sûr d’être chopés par les moniteurs.

— Qu’est-ce que ça veut dire ?

— T’occupe. Il a dit aussi qu’il voulait qu’on soulage ce Vicky d’un truc précis – un paquet à peu près gros comme ça. » Harv forma un angle droit entre le pouce et l’index des deux mains, définissant les côtés d’un rectangle, de la taille approximative d’un livre. « Y nous a fait comprendre que c’était un truc de valeur. Bon, on a pas trouvé son fameux paquet. Par contre, ce qu’on a trouvé sur lui, c’est une espèce de vieux bouquin merdique. Je veux dire, ça ressemblait vaguement à un précieux grimoire, mais, de l’avis général, ça pouvait pas être le truc que cherchait Doc, vu qu’il a déjà des flopées de vieux bouquins. Alors, je l’ai pris pour toi.

« Là-dessus, une ou deux semaines plus tard, Doc veut savoir ce qu’est devenu son paquet, alors on lui raconte notre histoire. Quand il a entendu parler du bouquin, il a flippé et nous a dit que le livre et le paquet, c’était du pareil au même. Entre-temps, toi tu restais à jouer avec, le jour et la nuit, Nell, je pouvais quand même pas te l’enlever, alors j’ai menti. Je lui ai dit que je l’avais jeté dans le caniveau quand j’avais vu que c’était qu’un vieux truc, et que, s’il y était plus, c’est que quelqu’un d’autre avait dû passer et le ramasser. Doc était en rogne, mais il a gobé l’histoire.

« Et c’est pour ça que j’ai jamais amené mes potes à l’appart’. Si jamais quelqu’un découvre que t’as encore ce bouquin, Doc va me tuer.

— Qu’est-ce qu’il faudrait qu’on fasse ? »

À voir sa tête, Harv aurait préféré éluder la question. « Pour commencer, trouvons-nous du ravitaillement gratis. »

Ils gagnèrent le front de mer par des chemins détournés, en évitant dans la mesure du possible les groupes de poivrots qui dérivaient dans l’incandescente constellation de bordels, comme autant de masses de rocs obscurs et glacés piquetant l’éclat d’une nébuleuse d’étoiles en gestation. Ils atteignirent un MC public installé au coin d’une rue et choisirent dans le menu à accès gratuit : cartons d’eau et de nutri-pâte, enveloppes de sushis faites de riz et de nanosurimis ; barres sucrées et sachets guère plus gros que la main d’Harv et frappés d’improbables promesses en lettres capitales (« RÉFLÉCHIT JUSQU’À 99 % DES INFRAROUGES ! »), qui se dépliaient pour former d’immenses couvertures métallisées pleines de rides. Nell avait déjà remarqué un certain nombre de masses irrégulières étendues sur la plage, comme autant de larves géantes chromées. Ce devait être d’autres transitoires enveloppés dans ces fameuses couvertures de survie. Sitôt qu’ils eurent récupéré leur butin, ils filèrent vers la mer et se choisirent un coin pour eux. Nell voulait être près des vagues, mais Harv émit quelques observations de bon sens sur les risques à coucher sous le niveau de la marée haute. Ils longèrent donc la digue sur près d’un kilomètre et demi avant de trouver un coin de plage relativement désert où pouvoir s’étendre sous leurs couvertures. Harv tint absolument à ce que l’un des deux reste toujours éveillé pour faire le guet. Nell connaissait bien ça, après ses multiples aventures virtuelles avec le Manuel, et elle se porta donc volontaire pour le premier quart. Harv s’endormit assez vite, et Nell ouvrit son livre. À ces heures de la nuit, le papier rayonnait d’une douce lueur qui faisait parfaitement ressortir les caractères en noir, pareils à des branches d’arbre découpées à contre-jour par la pleine lune.

Réactions de Miranda aux événements de la soirée ; consolation venue d’un quartier inattendu ; extraits du Manuel : la fin d’un héros, la fuite vers le Pays d’Au-delà, et les terres du Roi des Pies

Le Théâtre Parnasse avait un bar agréable, rien de bien spectaculaire, juste un petit salon attenant à l’orchestre, avec un comptoir installé dans un renfoncement. Le mobilier d’époque et les tableaux avaient été saccagés par les Gardes rouges et remplacés ultérieurement par des reproductions post-Mao de qualité bien inférieure. Quand les acteurs travaillaient, les alcools étaient gardés sous clef, la direction de rétablissement ne partageant pas cette idée romantique du génie créatif transcendé par l’ivresse. Miranda redescendit, vidée, de son plateau-cabine, se prépara un club-soda et s’effondra dans un fauteuil en skaï. Ses mains tremblaient. Elle les ouvrit devant elles comme les pages d’un livre pour y enfouir son visage. Après avoir inspiré profondément à plusieurs reprises, elle réussit à faire venir les larmes, mais c’étaient des larmes silencieuses, un soulagement temporaire, pas la catharsis qu’elle avait espérée. Elle n’avait pas encore mérité la catharsis, elle le savait, parce que ce qui venait de se produire n’était que le premier acte. L’incident initial, ou comme on voudra l’appeler dans les ouvrages spécialisés.

« Dure, la séance ? » Miranda reconnut la voix, mais tout juste : c’était Carl Hollywood, le dramaturge, en fait, son patron. Mais ce soir, pour changer, le fils de pute n’avait pas ce ton bourru qui lui était habituel.

Carl était un quadragénaire d’un mètre quatre-vingt-quinze, la carrure imposante, toujours vêtu de longs manteaux noirs qui balayaient presque le sol. Il avait de longs cheveux blonds ondulés tirés en arrière et portait une espèce de barbiche de pharaon. Soit il était célibataire, soit il estimait que les spécificités de ses penchants et besoins sexuels étaient infiniment trop complexes pour être partagées par ses collaborateurs. Toujours est-il que tout le monde était terrorisé devant lui et ça lui convenait parfaitement ; il était incapable de travailler s’il était pote avec tous ses racteurs.

Elle entendit approcher ses bottes de cow-boy sur le tapis chinois couvert de taches. Il confisqua son club-soda. « Pas conseillé de boire ça quand on a eu une crise de larmes. Ça risque de te remonter par le nez. Il te faut plutôt un truc du genre jus de tomate – pour combler la perte en électrolytes. Tu sais quoi ? – il fit cliqueter l’imposante chaîne de son porte-clefs – je m’en vais enfreindre la règle et te concocter un bloody Mary de derrière les fagots… D’ordinaire, je le prépare avec du tabasco, comme on fait dans mon pays. Mais comme tes muqueuses sont déjà bien assez irritées, je me contenterai de la version morne. »