Le temps qu’il ait terminé cette oraison, Miranda avait enfin ôté ses mains de son visage. Elle détourna les yeux.
« Ça doit quand même faire drôle de ragir dans cette loge exiguë, non ? reprit Carl. On doit éprouver une certaine impression d’isolement… Le théâtre n’a pas toujours été ainsi.
— D’isolement ? Plus ou moins. Je t’avoue que ce soir, j’en supporterais volontiers un supplément.
— T’es en train de me dire de te ficher la paix, ou alors…
— Non ! » s’exclama Miranda, d’une voix qui lui parut désespérée. Elle se força à la maîtriser avant de poursuivre. « Non, ce n’est pas ce que je voulais dire. C’est juste qu’on ne sait jamais à l’avance quel rôle on va tenir. Et certains peuvent marquer profondément. Si quelqu’un m’avait donné le texte de ce que je viens de jouer en me demandant si le rôle m’intéresse, j’aurais refusé.
— C’était un truc porno ? » demanda Carl Hollywood, d’une voix légèrement étranglée. Il était envahi d’une colère soudaine. Il s’était immobilisé au milieu de la salle, étreignant le verre de bloody Mary comme s’il voulait le pulvériser dans son poing serré.
« Non, pas du tout, dit Miranda. Du moins, ce n’était pas du porno au sens où tu l’entends, même si on ne peut jamais dire ce qui va exciter les gens.
— Est-ce que ton client cherchait à être excité ?
— Non, absolument pas. »
Puis, après un long silence, elle ajouta : « C’était une gosse. Une petite fille. »
Regard inquisiteur de Carl, puis, se souvenant de ses manières, il détourna les yeux, en faisant mine d’examiner d’un œil critique les boiseries décorant le bar.
« Donc, reprit Miranda après s’être ressaisie avec quelques gorgées d’alcool, la question reste de savoir pourquoi un ractif pour gosses devrait me mettre dans un état pareil. »
Carl secoua la tête. « Je n’ai rien dit…
— Mais tu n’en pensais pas moins.
— Ce que je peux penser, c’est mon problème, rétorqua Carl. Pour l’heure, concentrons-nous sur tes problèmes. » Il fronça les sourcils, s’assit devant elle et se passa machinalement la main dans les cheveux. « C’est ce qui correspond à ce gros cachet ? » Il avait accès à ses feuilles de calcul ; il connaissait son emploi du temps.
« Ouais.
— J’ai assisté à plusieurs de ces sessions.
— Oui, je sais.
— Ça m’a l’air différent des productions enfantines habituelles. Le contenu éducatif est bien présent, mais plus sombre. Quantité de thèmes des frères Grimm repris en vrac. Efficace.
— Ouais.
— Moi, ce qui me stupéfie, c’est qu’une gamine puisse y passer un temps pareil…
— Moi aussi. » Miranda but une nouvelle gorgée, puis elle mordit dans une branche de céleri qu’elle se mit à mastiquer lentement, pour retarder l’échéance. « En définitive, dit-elle enfin, ça revient à me substituer aux parents de cette gamine pour son éducation. »
Carl la fixa droit dans les yeux pour la première fois depuis un bout de temps. « Et il vient de se produire un gros pépin…
— Un très gros pépin, oui. »
Carl secoua la tête.
« Si gros, reprit Miranda, que je ne sais même pas si la gamine est vivante ou morte. »
Carl jeta un œil à la pendule publicitaire accrochée au mur, avec son cadran jauni sous les strates d’un siècle et demi de goudron et de nicotine. « Si elle est vivante, alors elle a sans doute besoin de toi.
— Exact. » Miranda se leva pour se diriger vers la sortie. Puis, avant que Carl ait pu réagir, elle pivota brusquement, se pencha et l’embrassa sur la joue.
« Ouille, arrête !
— À plus tard, Carl. Merci. » Elle grimpa au pas de course l’escalier étroit pour regagner sa loge.
Le baron Burt gisait mort sur le sol du Château noir. La princesse Nell était terrifiée par le sang qui jaillissait à flots de la blessure, mais elle s’approcha courageusement pour détacher de sa ceinture la chaîne portant les douze clefs. Puis elle rassembla tous ses Amis de la Nuit, les fourra dans son petit baluchon et prépara en hâte un pique-nique, tandis que son frère rassemblait des couvertures, des cordes et des outils en vue de leur voyage.
Ils traversaient la cour du Château noir, en direction de la grande grille aux douze verrous, quand soudain la méchante Reine apparut devant eux, aussi grande qu’un géant et couronnée d’éclairs et de nuées d’orage ! Les larmes ruisselaient de ses yeux et devenaient du sang en roulant sur ses joues. « Vous me l’avez arraché ! » s’écriait-elle. Et Nell comprit que c’était un terrible drame pour sa vilaine marâtre, car, sans homme, elle était faible et désemparée. « Pour cela, poursuivit la Reine, je vous maudis et vous condamne à rester à jamais enfermés dans ce Château noir ! » Et, abaissant une main griffue, elle arracha le porte-clefs des mains de la princesse Nell. Puis elle se transforma en un grand vautour qui s’envola au-dessus de l’océan pour gagner le Pays d’Au-delà.
« Nous sommes perdus ! s’écria Harv. Maintenant, nous ne pourrons plus jamais nous évader d’ici ! » Mais la princesse n’avait pas perdu espoir, elle.
Peu après que la Reine eut disparu à l’horizon, un autre oiseau s’approcha d’eux à tire-d’aile. C’était le Corbeau, leur ami du Pays d’Au-delà, qui leur rendait de fréquentes visites et leur contait des légendes de pays lointains et de héros fameux. « Voici votre chance de vous échapper, dit le Corbeau. La méchante Reine s’est lancée dans une grande bataille de sorcellerie contre les Rois et Reines des Fées qui règnent sur le Pays d’Au-delà. Jetez une corde depuis une de ces meurtrières, là-bas, pour descendre de la muraille et gagner la liberté. »
Harv et la princesse Nell gravirent l’escalier de l’un des bastions qui flanquaient la poterne d’entrée du Château noir. Ceux-ci étaient munis d’étroites fenêtres par lesquelles les soldats de jadis décochaient des flèches sur les envahisseurs. Harv fixa l’extrémité d’une corde à un crochet au mur, avant de la jeter par une de ces meurtrières. La princesse Nell lança dehors ses Amis de la Nuit, sachant qu’ils parviendraient en bas sans aucun mal. Puis elle se faufila par l’étroite ouverture et descendit le long de la corde vers la liberté.
« Suis-moi, Harv ! lança-t-elle, une fois parvenue en bas. Tout va bien ici, c’est un endroit bien plus lumineux que tout ce que tu pourrais imaginer.
— Je ne peux pas, répondit-il. Je suis trop gros pour passer par la fente. » Et il se mit à jeter dehors les miches de pain, les pièces de fromage, les outres de vin et les légumes marinés qu’ils avaient emballés pour leur déjeuner.
« Alors, je m’en vais regrimper à cette corde pour rester avec toi », offrit généreusement la princesse Nell.
« Non ! » fit Harv, et il enroula la corde, laissant Nell piégée à l’extérieur.
« Mais je serai perdue sans toi ! s’écria la princesse Nell.
— On croirait entendre ta marâtre, dit Harv. Tu es forte, tu es intelligente, tu es courageuse et tu peux fort bien te débrouiller sans moi.
— Harv a raison, renchérit le Corbeau, du haut du ciel. Ton destin t’attend au Pays d’Au-delà. Dépêche-toi, de peur que ta marâtre revienne et ne te prenne au piège.