Les portes de Dovetail étaient grandes ouvertes, ce qui ne laissa pas d’inquiéter Harv. Il vint se placer devant Nell, de peur qu’elle ne s’avise de les franchir. À la frontière, le revêtement changeait : le pavage habituel en nanomatériau robuste mais flexible, souple mais résistant, était remplacé par une mosaïque irrégulière de dalles de granité.
Le seul être humain visible était un agent de police à cheveux blancs dont la bedaine était à l’origine d’une divergence manifeste entre les deux rangées de boutons de cuivre de son uniforme. Il était penché pour retirer, à l’aide d’une pelle, un étron fumant déposé sur le gazon émeraude. Les circonstances suggéraient qu’il provenait de l’un des deux corgis occupés à jeter l’une sur l’autre leurs anatomies ridicules, non loin de là, comme s’ils cherchaient à se renverser mutuellement, ce qui était contraire à toutes les lois de la mécanique, et l’eût été même pour des corgis minces et élancés, ce qu’ils n’étaient pas, loin de là. Cette lutte, qui semblait n’être qu’une escarmouche dans un conflit séculaire, avait chassé toute autre considération – garder la grille, par exemple – de la sphère d’attention des deux combattants, de sorte que ce fut l’agent de police qui le premier nota la présence des deux gosses. « Allez, ouste ! glapit-il avec un certain entrain, en agitant sa pelle odoriférante. On n’a pas de boulot pour des gens comme vous aujourd’hui ! Et les matri-compilateurs gratuits sont en bas, sur les quais. »
L’annonce eut sur Harv l’effet inverse de celui espéré par le policier, car elle sous-entendait qu’il pouvait parfois y avoir du boulot pour des gens comme lui. Il s’avança d’un pas décidé. Nell en profita pour se détacher de son côté. « Pardonnez-moi, monsieur l’agent, lança-t-elle, nous ne sommes pas ici pour trouver du travail ou pour quémander quoi que ce soit, mais pour retrouver une personne qui appartient à ce phyle. »
Le policier arrangea sa tunique et redressa les épaules en voyant apparaître cette petite fille, qui ressemblait à une thète mais s’exprimait comme une Vicky. Le soupçon laissa place à la bienveillance, et il descendit vers eux, après avoir crié quelques imprécations à ses chiens, qui souffraient à l’évidence de surdité grave. « Très bien et qui est-ce que vous cherchez au juste ?
— Un homme du nom de Brad. Un maréchal-ferrant. Il travaille aux écuries de la clave de la Nouvelle-Atlantis, il s’occupe des chevaux.
— Je le connais bien, dit le policier. Je serai ravi de lui passer un coup de fil de votre part. Alors comme ça, vous êtes… de ses amis ?
— Nous aimerions à penser qu’il a gardé de nous un souvenir favorable », dit Nell. Harv se retourna et lui fit la grimace en l’entendant s’exprimer ainsi, mais le policier buvait ses paroles.
« La matinée est fraîche, dit ce dernier. Et si vous veniez avec moi dans ma loge ? Elle est douillette et confortable, et je vous ferai une tasse de thé. »
De chaque côté de la porte principale, la clôture se terminait par une petite poterne dotée d’une étroite fenêtre aux vitraux en losange, profondément encastrée dans l’épaisseur du mur. L’agent de police pénétra dans l’un de ces corps de garde par son côté de la grille, puis il ouvrit en façade une lourde porte de bois montée sur d’imposants gonds épais en fer forgé pour faire entrer les deux enfants. La minuscule loge octogonale était encombrée d’un élégant mobilier de bois sombre, d’une étagère garnie de vieux grimoires et d’un petit réchaud en fonte sur lequel était posée une bouilloire en émail rouge, toute grêlée d’impacts comme un vieil astéroïde, et que surmontait une mince colonne de vapeur. L’agent leur indiqua deux chaises en bois. Lorsqu’ils voulurent les écarter de la table, ils découvrirent qu’elles pesaient dix fois plus que n’importe quel autre siège, étant faites de bois authentique, et fort épais en plus. Sans être spécialement confortables, malgré tout, elles plaisaient bien à Nell, car un objet de cette masse et de cette taille lui procurait une impression de sécurité. Les fenêtres donnant sur le côté de la clave étaient plus larges et elle aperçut les deux corgis à l’extérieur qui la regardaient derrière le treillage de plomb du vitrail, apparemment sidérés d’avoir été, par suite d’une ahurissante lacune réglementaire, laissés dehors ; et ils remuaient la queue, légèrement indécis comme si, dans un monde qui tolérait de telles erreurs, on ne pouvait décidément compter sur rien.
L’agent saisit un plateau en bois, puis parcourut la pièce pour y charger avec précaution tout un assortiment de tasses, soucoupes, cuillers, pinces et autres munitions liées à la consommation du thé. Quand tous les ustensiles nécessaires furent disposés à sa convenance, il prépara le breuvage, en suivant scrupuleusement la procédure traditionnelle, et vint le déposer devant eux.
Nell avisa, posé sur une tablette près de la fenêtre, un objet noir de forme incongrue, qu’elle identifia comme un téléphone, uniquement pour en avoir déjà vu sur les vieux passifs que sa mère aimait tant regarder – où ils semblaient d’ailleurs jouir d’un fétichisme hors de proportion avec leurs caractéristiques effectives. L’agent saisit une feuille de papier sur laquelle avaient été inscrits à la main quantité de noms et de listes de chiffres. Il se plaça le dos à la fenêtre la plus proche et se renversa légèrement en arrière, le dos calé contre la tablette, afin de profiter au maximum de l’éclairage du jour. Puis il inclina le papier vers la lumière et rectifia la hauteur du menton par un gracieux mouvement en arc de cercle, pour trouver une position permettant d’ajuster au mieux le foyer de ses lunettes de lecture entre la pupille et la page. Ayant ainsi manœuvré pour disposer ces divers éléments selon la géométrie optimale, il émit un léger soupir, comme si la disposition lui agréait, puis, durant quelques secondes, il lorgna Harv et Nell par-dessus ses montures, mimique tendant à leur suggérer qu’un examen attentif pouvait vous suffire à apprendre certains détails précieux. Nell l’observait depuis le début, fascinée, d’autant plus qu’elle voyait fort rarement des gens portant lunettes.
L’agent de police reporta son attention sur la feuille de papier et consacra plusieurs minutes à la parcourir, le front plissé, avant de se mettre à énoncer à haute voix toute une série de numéros, qui parurent aléatoires à ses visiteurs, mais qui semblaient tout à la fois revêtir un sens profond et relever d’une évidence manifeste pour leur locuteur.
Le téléphone noir présentait un disque métallique percé sur sa périphérie d’une série de trous de la taille du doigt. L’agent coinça le combiné téléphonique contre son épaulette, puis il entreprit de glisser l’index dans plusieurs de ces orifices, de manière à faire pivoter le disque en contrebalançant la force de rappel d’un ressort intégré. S’ensuivit une conversation fort brève mais excessivement enjouée. Puis l’agent raccrocha le combiné et croisa les mains sur son ventre, comme s’il avait accompli la tâche qui lui était dévolue de manière si complète que les susdites extrémités n’étaient plus désormais que des appendices décoratifs superflus. « Il faudra une minute, dit-il. Prenez votre temps, je vous en prie, et ne vous ébouillantez pas avec le thé. Voulez-vous quelques sablés ? »
Nell n’avait guère l’habitude de ce genre de friandise. « Non, merci beaucoup, monsieur », dit-elle, mais Harv, toujours pragmatique, avoua que ce ne serait pas de refus. Tout soudain, les mains du policier trouvèrent une nouvelle raison d’exister et s’affairèrent à explorer les plus sombres recoins de vieux placards en bois répartis dans toute la petite loge. « Au fait, dit-il négligemment, tout en poursuivant sa quête, si vous aviez bel et bien l’intention de franchir la grille, c’est-à-dire, de visiter Dovetail, comme on ne saurait trop vous y engager, je pense que vous devez au préalable être informé d’un certain nombre de points concernant les règles en vigueur ici. »