Il se redressa et se tourna vers eux, exhibant une minuscule boîte métallique frappée de la mention : SABLÉS.
« Pour être précis, les fléaux du jeune homme, ainsi que son couteau à cran d’arrêt, devront sortir de ses pantalons pour être laissés en garde ici, aux bons soins de votre serviteur et de ses collègues, et il me faudra de même examiner avec la plus extrême attention cette monstrueuse concentration de logique à barrettes, accumulateurs, batteries de capteurs, et Dieu sait quoi encore, que la jeune fille transporte dans son petit sac à dos dissimulé, si je ne me trompe, sous les apparences d’un livre. Hmm ? » Et l’agent de police se tourna vers eux, le sourcil arqué bien haut, tout en secouant la boîte imprimée d’un motif écossais.
L’agent Moore, comme il se présenta lui-même, examina les armes d’Harv avec encore plus d’attention qu’il ne semblait réellement nécessaire, comme s’il s’agissait de reliques fraîchement exhumées d’une pyramide. Il prit soin de féliciter le garçon pour leur efficacité présumée et de méditer à voix haute sur la grave bêtise qui consisterait à venir chercher noise à un jeune gaillard comme Harv. Les armes atterrirent dans un des placards, que l’agent Moore verrouilla par une commande vocale. « Et maintenant, le livre, jeune fille », dit-il à Nell, sur un ton plaisant.
Elle ne voulait pas se dessaisir du Manuel, et puis elle se souvint des gamins de l’aire de jeux qui avaient essayé de le lui subtiliser et qui avaient reçu comme un choc pour leur peine. C’est pourquoi elle le lui tendit. L’agent Moore le prit avec grande précaution à deux mains, et un imperceptible ronchonnement d’approbation s’échappa de ses lèvres. « Je dois vous informer qu’il lui arrive parfois de faire subir des choses assez désagréables aux gens qui, suppose-t-il, essayent de me le voler », dit Nell, puis elle se mordit les lèvres, en espérant que sa formulation n’avait pas laissé entendre que l’agent Moore pût être un voleur.
« Jeune fille, je serais proprement déconfit si tel n’était pas le cas. »
Après que l’agent Moore eut, à plusieurs reprises, retourné le livre entre ses mains, complimentant Nell pour la reliure, le titre frappé or, et le toucher du papier, il posa l’ouvrage sur la table avec précaution, passant au préalable la main sur le bois pour s’assurer que ni thé ni sucre n’y avaient été répandus. Il s’écarta ensuite et parut comme par hasard tomber sur un duplicateur, tout en chêne et laiton, installé dans l’un des angles obtus de la pièce octogonale. Il récupéra sur son plateau de sortie quelques feuillets qu’il parcourut durant une ou deux minutes, entrecoupées parfois de petits rires désabusés. À un moment, il leva les yeux vers Nell et branla du chef, sans un mot, avant de dire enfin : « Avez-vous la moindre idée… » puis il se remit à rire sous cape, secoua la tête et revint à ses papiers.
« Parfait, dit-il enfin, parfait. » Il réintroduisit les papiers dans le duplicateur et dit à la machine de les détruire. Il fourra les poings dans ses poches de pantalon et parcourut deux fois la pièce de long en large avant de se rasseoir, sans jamais regarder Nell, Harv ou le livre, mais en gardant les yeux perdus dans le vague. « Parfait, répéta-t-il encore. Je ne vais pas confisquer le livre durant votre séjour à Dovetail, si vous vous conformez à certaines conditions. Tout d’abord, vous n’utiliserez en aucune circonstance de compilateur de matière. En second lieu, le livre est pour votre usage personnel, et exclusif. Troisièmement, vous ne copierez ni ne reproduirez aucune des informations contenues dedans. Quatrièmement, vous ne le montrerez à quiconque ici, ni ne révélerez à quiconque son existence. Tout manquement à l’une de ces instructions entraînera votre expulsion immédiate de Dovetail, la confiscation du livre et sa destruction probable. Me suis-je bien fait comprendre ?
— Tout à fait, monsieur », dit Nell. À l’extérieur, ils entendirent le cataclop cataclop d’un cheval qui approchait.
Une nouvelle amie ; Nell voit un vrai cheval ; une chevauchée à travers Dovetail ; Nell et Harv sont séparés
Le cavalier n’était pas Brad ; c’était une femme inconnue des deux enfants. Elle avait des cheveux raides, blond-roux, la peau pâle couverte de milliers de taches de rousseur, et des cils et sourcils poil-de-carotte, qui étaient presque invisibles, sauf quand le soleil lui caressait le visage. « Je suis une amie de Brad, se présenta-t-elle. Il travaille. Est-ce qu’il vous connaît ? »
Nell voulut répondre, mais Harv la fit taire en lui posant la main sur le bras, préférant gratifier la visiteuse d’une version sans doute abrégée du récit que s’apprêtait à donner sa sœur. Il mentionna que Brad avait été durant un temps un « ami » de leur mère, qu’il les avait toujours traités avec bienveillance, et qu’il les avait même emmenés voir les chevaux à la CNA. Bien vite, sur les traits de la jeune femme, l’indifférence initiale laissa place à une certaine méfiance, et elle cessa d’écouter. « Je crois bien que Brad a déjà dû me parler de vous, dit-elle enfin, quand Harv se retrouva fourvoyé dans une impasse. Je sais qu’il se souvient de vous. Alors, que voulez-vous faire au juste, à présent ? »
Là, c’était une colle. Jusqu’ici, Nell et Harv avaient pris l’habitude de se concentrer de toutes leurs forces sur ce qu’ils ne voulaient pas faire. Ils étaient déroutés par les options, qui pour eux faisaient toujours figure de dilemme. Harv lâcha le bras de sa sœur et prit plutôt sa main. Tous deux étaient muets.
« Peut-être, dit enfin l’agent Moore, après que la femme se fut tournée vers lui, attendant une réponse, que vous auriez tous les deux intérêt à vous installer quelque temps dans un endroit sûr et tranquille, le temps de faire le point.
— Ce serait une bonne idée, merci, dit Nell.
— Dovetail possède quantité de parcs et jardins publics…
— Il n’en est pas question, intervint la femme, sachant reconnaître la perche tendue par le policier. Je les ramène au Moulin, jusqu’au retour de Brad. Ensuite, ajouta-t-elle, d’un air entendu, on avisera. »
La femme sortit du corps de garde d’un pas décidé, sans se retourner vers Nell et Harv. Elle était grande et portait un pantalon flottant, de couleur kaki, fort usé aux genoux mais presque pas aux fesses, et maculé çà et là de taches indéfinissables. Elle avait passé par-dessus un gros chandail marin très ample dont les manches roulées étaient retenues par des épingles à nourrice pour former un épais tore de laine orbitant au-dessus de chacun de ses avant-bras couverts de taches de son, motif que reprenaient en écho les bracelets d’argent bon marché entourant ses poignets. Elle grommela quelque chose à son cheval, une jument Appalooza qui avait déjà courbé l’échine pour brouter l’herbe, hélas tondue bien ras, qui poussait du côté intérieur de la clôture, à la recherche d’un malheureux brin qui n’aurait pas subi les assiduités des corgis. Quand elle s’arrêta pour flatter l’encolure de la jument, Nell et Harv la rattrapèrent et découvrirent qu’elle se contentait de lui fournir un rapide résumé de ce qui venait de se dérouler dans la loge du garde et de ce qui allait se dérouler ensuite, tout cela débité sur un ton vaguement distrait, au cas où la jument désirerait savoir. Durant un instant, Nell crut que sa monture était peut-être une chevaline grimée à l’aide d’une fausse peau de cheval, et puis elle émit un flot d’urine épais comme un poteau de clôture et scintillant comme la lame d’un sabre au soleil du matin, tout drapé de volutes de vapeur, et Nell, à l’odeur, comprit que ce cheval était un vrai cheval. La femme ne le monta pas – apparemment, elle chevauchait à cru –, mais elle saisit les rênes, aussi délicatement que si c’étaient des toiles d’araignées, et guida l’animal. Nell et Harv la suivirent, à quelques pas en retrait, tandis que la femme traversait la pelouse, gardant d’abord le silence, apparemment abîmée dans ses pensées, avant de glisser ses cheveux au-dessus d’une oreille et de se retourner vers eux : « L’agent Moore vous a-t-il parlé des règles ?