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— Quelles règles ? » bredouilla Harv avant que Nell ait eu l’occasion d’entrer à nouveau dans un niveau de détail propre à les faire voir sous un jour négatif. Nell s’émerveilla pour la centième fois de la variété des talents de fourberie de son frère, qui aurait même réussi à épater un Peter Rabbit.

« On fabrique des choses, dit la femme, comme si cela fournissait une explication suffisante et quasiment parfaite des activités du phyle baptisé Dovetail. Brad fabrique des fers à cheval. Mais Brad est l’exception parce qu’il fournit surtout des services en rapport avec les chevaux. N’est-ce pas, Coquille d’Œuf ? ajouta la femme, au profit de sa jument. C’est pourquoi il a dû vivre dans les TC durant un temps, parce qu’il y avait un désaccord pour savoir si les valets, les maîtres d’hôtel et autres prestataires de services entraient dans la charte de Dovetail. Mais nous avons voté et décidé de les admettre. Tout ça vous ennuie, n’est-ce pas ? Je m’appelle Rita, et je fabrique du papier.

— Vous voulez dire, dans le MC ? »

La question paraissait évidente pour Nell, mais Rita fut surprise de l’entendre et même elle la fit rire. « Je te montrerai plus tard. Mais là où je voulais en venir, c’est que, contrairement à l’endroit où vous avez vécu, tout ce qu’on a ici à Dovetail a été fabriqué à la main. Nous avons bien sûr quelques compilateurs de matière. Mais si, mettons, on veut une chaise, un de nos artisans va l’assembler à partir de pièces de bois, comme dans l’ancien temps.

— Pourquoi que vous la compilez pas tout simplement ? demanda Harv. Le MC peut fabriquer du bois.

— Il peut fabriquer du faux bois, mais il y a des gens qui n’aiment pas le faux.

— Pourquoi n’aimez-vous pas le faux ? » demanda Nell.

Rita sourit. « Ce n’est pas que nous. C’est surtout eux », dit-elle en pointant du doigt la montagne, par-delà la ceinture de grands arbres qui séparait Dovetail du territoire de la Nouvelle-Atlantis.

Le visage d’Harv s’illumina. « Les Vickys vous achètent vos trucs ! »

Rita parut légèrement surprise, comme si c’était la première fois qu’elle les entendait appeler ainsi. « Bref, où en étais-je ? Ah, oui, l’important, c’est que tout ici est unique, donc vous devez toujours y faire attention. »

Nell avait une vague idée de ce que signifiait le mot unique, mais pas Harv, aussi Rita profita-t-elle de la traversée de Dovetail pour leur expliquer le concept. Au bout d’un moment, les deux enfants finirent par saisir : ce que Rita essayait en réalité de leur dire, avec le plus grand luxe de précaution imaginable, c’est qu’elle ne voulait pas les voir courir partout et risquer de casser des trucs. Cette tentative de modification du comportement enfantin divergeait tellement de tout ce qu’ils avaient pu connaître que, en dépit des efforts de Rita pour être agréable, la conversation se vit bientôt assombrie par une certaine confusion du côté des enfants, et du sien, par une évidente frustration. Et parfois, ses taches de rousseur disparaissaient de son visage rougissant.

Là où Dovetail avait des rues, elles étaient pavées de petits blocs de pierre posés côte à côte. Les véhicules étaient des chevaux, des chevalines et des vélocipèdes aux gros pneus noueux. Hormis à un endroit où un certain nombre de bâtiments se regroupaient autour d’une place centrale, les maisons étaient largement espacées et tendaient à être, ou toutes petites, ou très vastes. Toutes, cependant, semblaient être dotées de beaux jardins et, de temps à autre, Nell quittait la route pour aller humer le parfum d’une fleur. Au début, Rita la surveillait, nerveuse, et l’avertissait de ne pas les cueillir car elles appartenaient à quelqu’un.

Au bout d’un chemin, ils tombèrent sur une clôture en bois munie d’un loquet ridiculement primitif consistant en une simple planche coulissante, patinée par l’usure. Au-delà, le chemin devenait une mosaïque fort inégale de dalles de pierre entre lesquelles l’herbe poussait. Il sinuait entre des prairies ondulantes où paissaient quelques chevaux ou parfois une vache laitière, pour aboutir finalement devant une grande maison en pierre à deux étages, perchée sur la berge d’une rivière qui dévalait la montagne depuis la clave de la Nouvelle-Atlantis. Une roue géante saillissait du côté de la maison et tournait majestueusement, entraînée par le courant. Dehors, devant un billot de taille imposante, un homme débitait en minces planchettes une bûche d’érable à l’aide d’une hachette dotée d’une lame d’une largeur exceptionnelle. Ces planchettes étaient empilées dans un panier d’osier hissé à l’aide d’une corde par un autre homme juché sur le toit, occupé à remplacer les bardeaux usés et gris par ces lamelles de bois neuf toutes rouges.

Harv s’arrêta, interdit de stupeur devant une telle démonstration. Nell, pour sa part, avait déjà vu le même genre de processus dans les pages de son Manuel. Elle suivit Rita qui se dirigeait vers un long bâtiment bas où étaient installés les chevaux.

La plupart des gens ne vivaient pas au Moulin même, mais dans deux annexes allongées, bâties sur deux niveaux, avec les ateliers en bas et les logements au-dessus. Nell nota avec un rien de surprise que, en fait, Rita ne vivait pas avec Brad. Son appartement et son atelier étaient chacun deux fois plus vastes que l’ancien logis de Nell, et remplis de beaux objets de bois massif, de métal, de coton, de lin et de porcelaine qui, Nell commençait à le comprendre, avaient tous été confectionnés par la main de l’homme, sans doute ici même à Dovetail.

L’atelier de Rita était équipé de grands chaudrons dans lesquels elle préparait une espèce de pâte épaisse et fibreuse qu’elle égouttait ensuite en l’étalant en minces couches sur des claies. Puis elle l’aplatissait à l’aide d’une grande presse à main pour faire un papier aux feuilles épaisses, dentelées et subtilement colorées par les milliers de fibres minuscules noyées dedans. Quand elle avait confectionné une rame, elle l’apportait à l’atelier voisin, où régnait une forte odeur d’huile ; là, un barbu au tablier maculé faisait repasser les feuilles sous une autre grosse machine munie d’une grande manivelle. Quand elle en sortait, le haut de la feuille s’ornait de lettres, indiquant le nom et l’adresse d’une dame de la Nouvelle-Atlantis.

Comme jusqu’ici, Nell s’était bien tenue en ne cherchant pas à fourrer ses doigts dans les machines et s’abstenait de distraire qui que ce soit par ses questions, Rita lui permit de visiter d’autres ateliers, pour autant qu’elle demande chaque fois la permission. Nell passa le reste de la journée à se faire des amis avec plein d’autres artisans : un souffleur de verre, un joaillier, un ébéniste, un tisserand, et même un fabricant de jouets qui lui offrit une toute petite poupée en bois vêtue d’une robe en indienne.

Harv resta un moment à tanner les hommes qui réparaient le toit, puis il passa le reste de la journée à se balader dans les champs, à donner des coups de pied dans les cailloux, et à évaluer la disposition et les limites de la communauté centrée sur le Moulin. Nell venait le rejoindre de temps en temps. Au début, il avait l’air crispé, sceptique, puis il se relaxa et parut s’amuser, jusqu’à ce que, en fin de journée, il redevienne maussade et aille se percher sur un rocher au-dessus du torrent, jetant des galets dans l’eau ou se rongeant l’ongle du pouce, abîmé dans ses réflexions.