Brad rentra tôt de la clave de la Nouvelle-Atlantis. Chevauchant un étalon bai, il descendit droit de la montagne, prenant de biais la ceinture verte et traversant sans dommages le rideau de ronces, car les autorités le connaissaient. Harv s’approcha de lui, l’air compassé, et se racla violemment la gorge avant de s’apprêter à lui fournir une explication et lui soumettre sa requête. Mais les yeux de Brad ne firent que l’effleurer pour venir se poser sur Nell, la jaugeant un bref instant avant de se détourner avec timidité. Le verdict était qu’ils pouvaient rester pour la nuit, mais tout le reste dépendait de subtilités légales au-delà de son pouvoir.
« As-tu fait quoi que ce soit qui serait susceptible d’intéresser la police de Shanghai ? » demanda Brad à Harv, gravement. Harv répondit que non, un non tout simple, sans les habituels points de droit, clauses conditionnelles ou paragraphes annexes.
Nell avait envie de tout avouer à Brad. Mais elle avait également relevé dans le Manuel que chaque fois qu’on posait une question directe à Peter Rabbit, le lapin répondait immanquablement par un mensonge.
« À voir nos vastes champs et nos grandes maisons, on pourrait s’imaginer sur le territoire d’Atlantis, dit Brad, pourtant nous sommes sous la juridiction de Shanghai comme le reste des Concessions. Cela dit, leurs policiers viennent rarement dans le coin, parce que nous sommes des gens paisibles, et puis aussi parce que nous avons conclu certains arrangements avec eux. Mais s’ils venaient à apprendre que nous hébergeons de jeunes délinquants en fuite…
— Pigé… » bredouilla Harv. Il était clair qu’il avait déjà réfléchi à tout ça tandis qu’il était assis au bord de l’eau et qu’il attendait juste que les adultes l’aient rejoint dans ses déductions logiques. Avant que Nell ait saisi de quoi il retournait, il se porta à sa hauteur, la prit dans ses bras et l’embrassa sur les lèvres. Puis il la lâcha et détala à travers la prairie, pour redescendre vers l’océan. Nell lui courut après, mais il allait trop vite et elle finit par s’étaler dans un parterre de campanules et regarda Harv s’éloigner, les yeux embués d’un rideau de larmes. Quand il fut devenu invisible, elle se pelotonna, en sanglots, et c’est Rita qui vint finalement la prendre dans ses bras vigoureux pour la ramener à pas lents, vers le Moulin dont la roue continuait de tourner, imperturbable.
Des orphelins d’Han sont soumis aux bienfaits de la technologie éducative moderne ; réflexions du juge Fang sur les préceptes fondamentaux du confucianisme
Les bateaux-orphelinats étaient équipés de matri-compilateurs intégrés, mais ceux-ci ne pouvaient bien entendu être raccordés à des Sources. C’est pourquoi, leur approvisionnement en matière provenait de conteneurs cubiques, et non de réservoirs d’atomes arrangés avec précision. Ces conteneurs pouvaient être chargés à bord par des grues ; les compilateurs de matière étaient ensuite branchés dessus, tout comme on les aurait branchés sur des lignes d’alimentation s’ils avaient été installés à terre. Les bateaux venaient souvent faire relâche à Shanghai pour décharger leurs conteneurs vides et en embarquer de nouveaux – leurs populations affamées se nourrissaient presque exclusivement du riz synthétique produit par ces matri-compilateurs.
Il y avait maintenant sept bateaux. Les cinq premiers avaient été baptisés du nom des Cinq vertus cardinales du Maître ; on avait baptisé les suivants en hommage aux grands philosophes confucéens. Le juge Fang s’envola vers celui dont le nom pouvait se traduire approximativement par Bonté d’âme, portant en personne le programme de MC glissé dans la manche de son vêtement. C’était ce même bâtiment qu’il avait visité, durant son équipée nocturne à bord du yacht du Dr X et, depuis cette nuit fertile en événements, il s’était quelque part senti plus proche de ces cinquante mille petites souris que des deux cent cinquante mille autres réparties sur les autres navires.
Le programme avait été conçu pour fonctionner sur un compilateur de masse, capable d’extruder des douzaines de Manuels à chaque cycle. Quand la première série fut terminée, le juge Fang prit au hasard un des volumes neufs, en inspecta la couverture qui avait un aspect de jade marbré, le feuilleta en admirant les illustrations, jeta un œil critique sur la calligraphie.
Puis il emprunta une coursive pour descendre dans une salle de jeux où une centaine de petites souris se dépensaient en courant partout. Il avisa une petite et lui dit de s’approcher. Elle obéit, à contrecœur, poussée par une maîtresse énergique qui faisait alterner les sourires à la gamine et les révérences au juge Fang.
Le juge s’accroupit pour mieux la regarder dans les yeux et il lui tendit le livre. Elle était beaucoup plus intéressée par celui-ci que par le juge, mais elle avait appris les bonnes manières et s’inclina pour remercier ce dernier. Puis elle ouvrit le Manuel. Aussitôt, ses yeux s’agrandirent : le livre s’était mis à lui parler. La voix parut un peu morne au juge, le rythme de l’élocution pas tout à fait adéquat. Mais peu importait pour la petite : elle était fascinée.
Le juge Fang se releva et découvrit qu’il était entouré par une centaine de gamines qui toutes fixaient le livre de jade, debout sur la pointe des pieds, bouche bée.
Au bout du compte, il avait réussi à mettre à profit sa fonction pour accomplir une bonne action indubitable. En République côtière, c’eût été impossible ; dans l’Empire du Milieu, qui restait fidèle à l’esprit et aux paroles du Maître, cela faisait simplement partie de ses devoirs.
Il se retourna et sortit ; aucune des petites ne remarqua son départ, ce qui valait mieux, car elles auraient pu noter que sa lèvre tremblait et qu’il avait les larmes aux yeux. Alors qu’il parcourait les coursives pour regagner le pont supérieur où l’attendait son aéronef, il repassa pour la millième fois le Grand Enseignement, le fond de la pensée du Maître : Les anciens qui voulaient faire montre de vertus illustres dans tout l’Empire s’attachaient à mettre de l’ordre dans leurs propres États. Voulant mettre de l’ordre dans leurs États, ils s’attachaient à mettre de l’ordre dans leur famille. Voulant ordonner leur famille, ils s’attachaient à cultiver leur personne. Voulant cultiver leur personne, ils s’attachaient à rectifier leur cœur. Voulant rectifier leur cœur, ils s’attachaient à rechercher la sincérité de leurs pensées. Voulant la sincérité de leurs pensées, ils s’attachaient à étendre le plus possible leur savoir. Une telle extension du savoir repose sur la curiosité de toutes choses… Du Fils du Ciel à la masse du peuple, tous doivent considérer que cultiver la personne est à la racine de tout le reste.
Hackworth reçoit un message ambigu ; traversée de Vancouver ; femmes tatouées et mâts totémiques ; il entre dans l’univers caché des Tambourinaires
Kidnappeur disposait d’une sorte de boîte à gants intégrée à la base du cou. Alors qu’il franchissait la chaussée, Hackworth l’ouvrit, car il voulait savoir si elle était assez grande pour contenir son chapeau melon sans qu’il soit forcé de plier, casser, tordre ou froisser l’exquis hyperboloïde de son bord. La réponse fut qu’elle était juste un poil trop étroite. Mais le Dr X avait eu la délicate attention d’y placer un en-cas : une poignée de gâteaux chinois, trois pour être précis. Ils avaient l’air succulents. Hackworth prit le premier et l’ouvrit pour lire le message traditionnellement placé à l’intérieur. Le papier portait une espèce de motif géométrique animé de manière criarde : de longs filaments qui s’entrelaçaient et rebondissaient les uns contre les autres. Leur aspect lui était vaguement familier : ils étaient censés représenter ces tiges d’achillée qu’utilisent les Taoïstes pour la divination. Mais au lieu des former un hexagramme du Yi-King, ils commencèrent à se disposer, l’un après l’autre, pour former des lettres dans la pseudo-typographie chinoise utilisée sur les enseignes des gargotes de cuisine cantonaise. Quand le dernier se fut mis en place, le message indiquait :