RECHERCHE L’ALCHIMISTE
« Merci quand même, docteur X », lâcha Hackworth d’un ton cassant. Il continua d’observer le message, avec l’espoir qu’il se transforme en un libellé un peu plus informatif, mais le papier était définitivement inerte, un détritus comme un autre.
Kidnappeur ralentit au petit trot pour traverser d’un pas précis le campus universitaire, puis il vira au nord et franchit un pont pour accéder à la péninsule où s’étendait l’essentiel de l’agglomération de Vancouver. La chevaline prenait grand soin de n’écraser les pieds de personne, et Hackworth cessa bientôt de s’inquiéter pour laisser parler son instinct. Cela le laissait libre d’admirer le paysage, ce qui n’aurait pas été conseillé s’il avait fait le trajet en vélocipède. Ainsi n’avait-il pas noté jusqu’ici l’exubérance absolument délirante de l’endroit : chaque passant semblait constituer un groupe ethnique à lui tout seul, avec son costume, son dialecte, sa secte et son pedigree particuliers. C’était comme si chaque partie du monde était vouée tôt ou tard à se transformer en Inde et cesser de fonctionner de manière compréhensible pour des rationalistes cartésiens purs et durs comme John Percival Hackworth, sa famille et ses amis.
Peu après avoir dépassé l’Aérodrome, ils arrivèrent au parc Stanley, péninsule vierge de plusieurs kilomètres de circonférence qui avait, Dieu merci, était confiée au Protocole et ainsi conservée à peu près dans son état initial, avec ces mêmes pins Douglas et cèdres rouges qui y poussaient depuis la nuit des temps. Hackworth s’y était déjà rendu à plusieurs reprises, et il avait une vague idée de sa disposition : un semis de restaurants, des sentiers longeant la plage, un zoo et un aquarium, des terrains de jeux.
Kidnappeur avait adopté un gentil trot pour le promener sur une plage de galets, puis il se mit tout de go à escalader une rampe, adoptant pour ce faire une allure jamais vue chez aucun cheval de chair et d’os : ses jambes se raccourcirent et il grimpa en s’accrochant sur cette pente à quarante-cinq degrés avec l’assurance d’un lion des montagnes. Un zigzag d’une inquiétante promptitude dans un bouquet de pins les fit déboucher sur une prairie dégagée. Puis Kidnappeur ralentit au pas, comme un vrai cheval qui avait besoin de retrouver progressivement son calme, et conduisit Hackworth vers une rangée d’anciens mâts totémiques disposés en demi-cercle.
Une jeune femme se tenait au pied d’un des mâts, les mains croisées dans le dos, ce qui lui aurait donné un air adorablement mutin, si elle n’avait pas été entièrement nue et couverte de tatouages médiatroniques qui changeaient sans cesse. Même ses cheveux, qui flottaient jusqu’à sa taille, avaient dû être imprégnés de nanosites, car la couleur de chaque mèche fluctuait en alternance en suivant un motif qu’Hackworth eût été bien en peine de déchiffrer. La jeune femme examinait attentivement les gravures de ce mât totémique, et ce n’était sans doute pas la première fois, car ses tatouages étaient d’une facture fort analogue.
Le totem qu’elle contemplait était dominé par la représentation d’un orque, la tête basse et la queue dressée, la nageoire dorsale projetée à l’horizontale à angle droit du mât et manifestement gravée sur une pièce de bois séparée. Les évents de l’animal montraient un faciès humain gravé tout autour : la bouche du personnage se confondait avec l’orifice de l’évent. Ce mélange né d’un refus de toute démarcation était omniprésent sur les mâts totémiques comme sur les tatouages de la femme : les yeux écarquillés d’un ours se confondaient de même avec le faciès d’une autre créature. Le nombril de la femme dessinait également la bouche d’un visage humain, à l’instar de l’évent de l’orque et, par moment, ce visage devenait à son tour la bouche d’un visage plus grand, dont les yeux étaient dessinés par les mamelons, et la barbiche par la toison pubienne. Mais à peine avait-il distingué un motif que celui-ci se muait en autre chose, car, au contraire des totems, le tatouage était dynamique et jouait avec les images dans le temps de la même façon que les mâts totémiques jouaient avec celles-ci dans l’espace.
« Salut, John, dit-elle. Pas de veine que je t’aie aimé, parce qu’il fallait que tu partes. »
Hackworth essaya de reconnaître son visage, ce qui aurait dû être aisé, le visage étant ce qui se trouve à l’avant de la tête ; mais son regard ne cessait d’être distrait par tous les autres petits visages qui allaient, venaient et fusionnaient sans cesse, jouant en temps partagé avec les yeux, la bouche et même les narines de la jeune femme. Et il commençait à distinguer également des motifs dans sa chevelure, ce qui était plus qu’il n’en pouvait supporter. Il était toutefois presque certain d’avoir cru y reconnaître les traits de Fiona.
La femme lui tourna le dos et s’éloigna, faisant virevolter sa chevelure comme une jupe qui tournoie, et, durant ce bref instant, il put voir au travers et crut décoder l’image. Il était à présent certain que, quelque part au sein de celle-ci, il avait vu Gwen et Fiona marchant sur une plage.
Il descendit de Kidnappeur et lui emboîta le pas. Kidnappeur le suivit en silence. Ils traversèrent le parc sur sept ou huit cents mètres ; Hackworth gardait ses distances car, dès qu’il se rapprochait trop, son regard était désorienté par les images qui dansaient dans sa chevelure. Elle le conduisit vers une longue plage sauvage, jonchée d’énormes troncs de pins Douglas abattus. Lorsqu’il les agrippait pour les enjamber en tâchant de ne pas se laisser distancer, il découvrait parfois qu’une de ses prises semblait avoir été sculptée par la main de l’homme depuis la nuit des temps.
Les troncs étaient des palimpsestes : deux se dressaient au bord de l’eau, plantés légèrement de biais, comme des flèches dans le sable impermanent. Hackworth passa entre eux et le ressac lui battit les genoux. Il entrevoyait sous la patine des esquisses de visages et de bêtes des bois, des corbeaux, des aigles et des loups entremêlés en écheveaux organiques. Le froid glacial lui mordait les jambes et il fut pris d’une brève quinte de toux, mais la femme avançait toujours ; elle était maintenant dans l’eau jusqu’au-dessus de la taille et ses cheveux flottaient autour d’elle, de sorte que les images translucides étaient redevenues visibles. Puis elle disparut sous une vague de deux mètres.
La déferlante renversa Hackworth sur les fesses et le traîna sur plusieurs mètres. Agitant bras et jambes, il réussit à retrouver son équilibre et resta assis quelques instants, le torse et la taille fouettés par les vaguelettes, attendant que la femme remonte respirer. Mais elle ne reparut pas.
Il y avait quelque chose là-dessous. Il se releva et, pataugeant, repartit droit vers l’océan. Au moment où les vagues arrivaient au niveau de son visage, ses pieds entrèrent en contact avec une surface dure et lisse qui céda sous son poids. Il fut aspiré vers le bas avec les flots qui plongeaient dans un vide souterrain. Une écoutille se referma avec bruit au-dessus de sa tête et, soudain, il respirait de l’air à nouveau. La lumière était argentée. Il était assis, de l’eau jusqu’à la poitrine, mais bien vite elle descendit, vidangée par un système de pompage quelconque, et il se retrouva devant un long tunnel argenté. La femme était en train de le descendre, à un jet de pierre devant lui.