Hackworth avait déjà parcouru ce genre d’ouvrage, d’ordinaire dans des environnements plus industriels. L’accès avait été creusé dans la plage, mais le reste était un tunnel flottant, simple tube rempli d’air ancré au fond. C’était une méthode économique pour gagner de la place ; les Nippons utilisaient ces ouvrages comme dortoirs pour leurs travailleurs immigrés. Les parois étaient faites de membranes qui absorbaient l’oxygène de l’eau de mer et évacuaient le gaz carbonique, de sorte que pour un poisson, ces tunnels qui excrétaient d’innombrables microbulles de CO2 pollué fumaient à l’instar de pâtons brûlants mis à refroidir sur une plaque d’acier. Ces tubes s’extradaient dans l’eau, à la manière de germes poussant sur des pommes de terre mal stockées ; ils pouvaient former des fourches, et comme ils emportaient avec eux leur conduite d’Alimentation, ils pouvaient se déployer sur commande : initialement vides et aplatis, ils aspiraient l’oxygène, sitôt terminés, pour se gonfler et se raidir.
Maintenant que l’eau glacée avait quitté ses conduits auditifs, Hackworth pouvait déceler un battement sourd qu’il prit au début pour le fracas du ressac au-dessus de sa tête ; mais son rythme était plus régulier et l’invitait à progresser.
Hackworth descendit donc le tunnel sur les pas de la femme et, à mesure qu’il descendait, la lumière décroissait, le boyau se faisait plus étroit. Il soupçonnait les parois d’avoir des propriétés médiatroniques, car il ne cessait d’entrevoir des choses qui disparaissaient sitôt qu’il tournait la tête. Il avait cru qu’il atteindrait bientôt une chambre, quelque excroissance du tunnel où il découvrirait les compagnons de la femme assis en train de tambouriner sur d’énormes chaudrons, mais, avant d’y parvenir, il dut franchir un passage où le tunnel devint tout noir, l’obligeant à se mettre à quatre pattes pour progresser à tâtons. Quand ses mains et ses genoux entraient en contact avec la paroi tendue mais élastique, il sentait le bruit de tambour se transmettre dans ses os et comprit que le matériau était équipé de transducteurs audio intégrés ; le tambourinage pouvait provenir de n’importe quelle direction, ou il pouvait avoir été enregistré. Ou peut-être était-ce encore plus simple : peut-être que ces tubes transmettaient parfaitement le son et que quelque part ailleurs, dans ce labyrinthe, des gens tambourinaient sur les parois.
Sa tête entra en contact avec la paroi. Il se mit à plat ventre et poursuivit sa route en rampant. Des essaims de minuscules étincelles s’agitaient sans cesse devant ses yeux et il se rendit compte que c’étaient ses mains ; des nanosites émetteurs de lumière s’étaient incrustés dans sa chair. Ils avaient dû être installés par le médecin du Dr X : mais ils ne s’étaient illuminés qu’après son entrée dans ces tunnels.
Si la femme ne l’avait pas déjà devancé, il aurait sans doute renoncé arrivé à ce point, persuadé d’avoir abouti dans une impasse, un tunnel abandonné qui aurait raté son expansion. Le roulement de tambour lui envahissait à présent les oreilles, venu de toutes parts, l’ébranlant jusqu’aux os. Il n’y voyait plus rien, même si, de temps en temps, il croyait entrevoir une faible lueur jaune vacillante. Le tunnel ondulait légèrement dans les courants de profondeur, ces rivières d’eau glaciale qui serpentaient au fond du détroit. Chaque fois qu’il laissait son esprit divaguer et qu’il se rappelait qu’il se trouvait loin sous la surface de l’océan, il devait s’arrêter et se forcer à ne pas céder à la panique. Avant tout, se concentrer sur ce tunnel rempli de bon air respirable, pas sur ce qu’il y a autour.
Il y avait effectivement de la lumière devant lui. Il se retrouva dans une saillie du tube, juste assez grande pour lui permettre de s’asseoir, puis de s’étendre quelques instants sur le dos et se reposer. Une lampe brûlait au-dessus de lui, un récipient empli d’une sorte d’hydrocarbure qui fondait sans laisser de cendres ni produire de fumée. Les murs médiatroniques étaient couverts de scènes animées, à peine visibles dans la lumière vacillante : des animaux dansant dans la forêt.
Il suivit encore les tubes pendant un laps de temps assez long quoique difficile à évaluer. À intervalles réguliers, il tombait sur une nouvelle chambre avec sa lampe et d’autres peintures. À force de ramper dans ces longs tunnels d’un noir absolu, il en vint à ressentir des hallucinations visuelles et auditives, vagues au début, juste un bruit aléatoire qui se propageait dans son système nerveux, mais qui gagnait progressivement en résolution et en réalisme. Les hallucinations avaient un caractère onirique dans lequel ses expériences visuelles récentes – ainsi Gwen et Fiona, le Dr X, l’aéronef, les adolescents jouant au football – se mêlaient à des images tellement étrangères qu’il les reconnaissait à peine. Cela le troublait de voir son esprit s’emparer d’un élément aussi cher à son cœur que Fiona et le mêler à ce fatras d’images et d’idées complètement étranger à son expérience personnelle.
Il distinguait les nanosites inclus dans son épiderme. Mais pour autant qu’il sache, il pouvait tout aussi bien en avoir un million d’autres dans le cerveau, chevauchant axones et dendrites, échangeant des données dans des flashes de lumière. Un second cerveau confondu avec le sien.
Rien n’interdisait à ces nanosites de relayer de l’information tout au long de son corps jusqu’à ceux implantés dans sa peau et, de là, jusqu’à d’autres, quelque part dans les ténèbres extérieures. Qu’arriverait-il quand il se trouverait à proximité d’autres individus infestés de manière similaire ?
Lorsqu'enfin il déboucha dans la grande chambre, il était incapable de dire s’il contemplait la réalité ou une nouvelle hallucination machinale. La salle avait la forme d’un cornet de glace aplati, avec un plafond en dôme surmontant un plancher conique en pente douce. Le plafond était un vaste médiatron et le sol tenait lieu d’amphithéâtre. Hackworth s’étala dans la salle au moment où le bruit des tambours atteignait un crescendo. Le sol était glissant et il dévala sans pouvoir se retenir jusqu’au puits central. Roulant sur le dos, il découvrit une scène impétueuse qui s’étalait sur le dôme au-dessus de lui, et sa vision périphérique qui embrassait l’ensemble de la salle entrevoyait en même temps mille constellations vivantes martelant le sol de leurs mains.
Seconde partie
Nés et élevés dans les régions étrangères du bout du monde, les Barbares considèrent que bien des points de l’administration de la Dynastie céleste leur restent difficilement compréhensibles, aussi ne cessent-ils de plaquer des constructions artificielles sur des éléments dont il n’est pas évident de leur expliquer la véritable nature.
Hackworth vit une singulière expérience ; le rite des Tambourinaires
Dans un espace sombre et caverneux éclairé seulement par une multitude de feux minuscules, une jeune femme, sans doute guère plus qu’une jeune fille, se tient dressée sur un piédestal, entièrement nue à l’exception d’une peinture corporelle élaborée, à moins que ce ne soit un tatouage médiatronique lui recouvrant tout le corps. Une couronne de branches feuillues est tressée autour de sa tête et son épaisse chevelure lui descend jusqu’aux genoux. Elle tient serré contre son sein un bouquet de roses dont les épines lui pénètrent dans la chair. Tout autour d’elle, une foule, des milliers d’individus peut-être, tambourine avec frénésie et parfois chante et psalmodie.