Vue d’en bas, depuis les Territoires concédés, la clave de la Nouvelle-Atlantis avait toujours paru propre et belle, et c’était sans aucun doute le cas. Mais Nell fut surprise par la fraîcheur de l’air, surtout comparée au climat des TC. Rita lui expliqua que les Atlantéens venaient des contrées nordiques et qu’ils n’appréciaient guère la chaleur, raison pour laquelle ils avaient installé leur cité en altitude pour jouir d’un air plus frais.
Rita tourna dans un boulevard barré d’une large veine fleurie en son milieu. De part et d’autre s’alignaient des rangées de maisons de pierre rouge, tout hérissées de tourelles, de gargouilles et de fenêtres aux glaces en biseau. Des hommes coiffés de hauts-de-forme et des femmes vêtues de robes longues déambulaient, poussaient des landaus, ou se promenaient à cheval ou sur des chevalines. Des robots laqués de vert foncé, analogues à des réfrigérateurs couchés sur le flanc, bourdonnaient sur la chaussée en progressant à l’allure d’un bambin, se posant sur les tas de crottin pour les inhaler. De temps en temps, on voyait un messager à vélocipède, ou quelque personnage fantasque au volant d’une voiture de pleine voie toute noire.
Rita immobilisa Coquille devant une maison et paya un petit garçon pour qu’il tienne les rênes. Elle sortit des sacoches une rame de papier neuf, soigneusement emballée dans le papier d’emballage spécial qu’elle fabriquait également. Chargée de son fardeau, elle escalada le perron et sonna à la porte. La maison était dotée d’une tour ronde en façade, flanquée de bow-windows couronnés de vitraux, et, derrière les fenêtres aux rideaux de dentelle, Nell pouvait entrevoir, aux étages, des lustres de cristal, de la porcelaine fine et des rayonnages de bois foncé garnis de livres par milliers.
Une bonne fit entrer Rita. Par la fenêtre, Nell vit cette dernière déposer une carte de visite sur un plat d’argent tendu par la femme – un plateau, comme ils disaient. La domestique emporta le tout, pour réapparaître deux minutes plus tard et conduire Rita vers l’arrière de la maison.
Rita resta une demi-heure absente. Nell aurait bien voulu avoir le Manuel pour lui tenir compagnie. Alors, elle discuta un peu avec le petit garçon ; il s’appelait Sam, il vivait dans les Territoires concédés et, tous les matins, il enfilait un costume et prenait le bus pour passer sa journée dans la rue à garder les chevaux des gens ou faire d’autres petits boulots analogues.
Nell se demanda si Tequila travaillait dans une de ces maisons et si elles ne risquaient pas de tomber sur elle par accident. Son cœur se serrait toujours chaque fois qu’elle pensait à sa mère.
Rita ressortit de la maison. « Désolée, dit-elle, je suis sortie aussi vite que j’ai pu, mais il fallait bien que je reste à papoter. Le protocole, comprends-tu.
— Définition protocole », dit Nell. C’était toujours ainsi qu’elle parlait au Manuel.
« Là où nous nous rendons, il faudra que tu surveilles tes manières. Ne pas dire “explique ceci ou cela”.
— Serait-ce abuser indûment de votre patience que de vous demander de me fournir une explication concise du terme protocole ? » reprit Nell.
À nouveau, Rita eut ce rire nerveux et considéra Nell avec une expression qui dissimulait mal son inquiétude. Alors qu’elles descendaient la rue, Rita lui parla un certain temps du protocole, mais Nell n’écoutait pas vraiment, car elle essayait surtout de comprendre comment il se faisait que, tout d’un coup, elle soit capable d’effrayer des adultes comme Rita.
Elles traversèrent la partie la plus bâtie de la ville, où édifices, jardins et statues étaient tous également magnifiques et où il n’y avait pas deux rues qui se ressemblaient. Certaines décrivaient des arcs de cercle, d’autres formaient des cours, des places rondes ou ovales, des squares avec des carrés de verdure, et même les grandes artères sinuaient ici ou là. Elles passèrent bientôt dans une zone moins urbanisée avec de nombreux parcs et terrains de jeux, avant de déboucher devant une bâtisse à l’architecture fantasque ornée de tours ouvragées, isolée par une clôture en fer forgé et une haie de verdure. Au-dessus de la porte, on pouvait lire ACADÉMIE DES TROIS GRÂCES DE MISS MATHESON.
Miss Matheson les reçut dans un petit salon douillet. Nell estima son âge entre quatre-vingts et quatre-vingt-dix ans ; elle buvait du thé dans de drôles de tasses à peine plus grosses qu’un dé à coudre, décorées d’images peintes. Nell essayait de se tenir assise bien droite et de rester attentive, à l’image de ces jeunes filles bien comme il faut citées par le Manuel, mais ses yeux ne cessaient de dévier vers les rayons des bibliothèques, vers les images peintes sur le service à thé et vers le tableau accroché au mur dans le dos de Miss Matheson, qui représentait trois dames en tenue diaphane batifolant dans les bois.
« Nos listes sont bouclées, le trimestre a commencé, et vous ne répondez à aucun des critères requis. Mais les recommandations dont vous faites état sont irrésistibles », dit Miss Matheson après avoir longuement examiné sa petite visiteuse.
« Pardonnez-moi, madame, mais je ne saisis pas », articula Nell.
Miss Matheson sourit, visage soudain épanoui dans un radieux foisonnement de rides. « C’est sans importance. Disons simplement que nous vous avons fait de la place. L’institution a pour habitude d’admettre un petit nombre d’étudiants qui ne sont pas des sujets néo-atlantéens. La propagation du modèle atlantéen est au centre de notre mission, comme école et comme société. Au contraire de certains phyles, qui se propagent par la conversion ou par l’exploitation, sans discernement, des capacités biologiques naturelles que partage, pour le meilleur ou pour le pire, l’ensemble des individus, nous avons quant à nous recours aux facultés de raisonnement. Tous les enfants possèdent des facultés de raisonnement innées qui ne demandent qu’à être développées. Notre académie a récemment accueilli plusieurs jeunes femmes d’origine non atlantéenne, et nous escomptons bien que toutes parviendront, le moment venu, jusqu’à la prestation de Serment.
— Pardonnez-moi, madame, mais laquelle est Aglaé ? demanda Nell, qui contemplait toujours le tableau derrière l’épaule de Miss Matheson.
— Je vous demande pardon ? dit Miss Matheson, avant d’entreprendre une manœuvre de rotation de la tête afin de regarder, ce qui, à son âge, était une prouesse de génie civil d’une longueur et d’une complexité intimidantes.
— Puisque votre établissement s’appelle l’école des Trois Grâces, je me suis hasardée à supposer que le tableau ici présent dépeignait ce même sujet, dit Nell, puisque les personnages évoquent plus des Grâces que des Furies ou des Parques. Je voulais donc savoir si vous auriez l’extrême obligeance de m’indiquer laquelle de ces dames représente Aglaé, alias l’éclat ?
— Les deux autres étant… ? » intervint Miss Matheson, la bouche de biais, car, à ce point, elle était déjà parvenue à effectuer la moitié de sa rotation.
« Euphrosyne ou la joie, et Thalie ou l’épanouissement, dit Nell.
— Voudriez-vous hasarder une opinion ?
— Celle sur la droite porte des fleurs, ce pourrait donc être Thalie.
— J’avoue que la supposition est sensée.
— Celle du milieu paraît si heureuse que ce doit être Euphrosyne ; quant à celle sur la gauche, elle est illuminée de rayons de soleil, donc peut-être est-ce Aglaé.