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— Comment un homme peut-il devenir dieu ? demanda Nell.

— En vivant dans une société extrêmement pragmatique, dit l’agent Moore, après avoir réfléchi quelques instants et sans fournir d’autre explication. Au fait, as-tu toujours le livre ?

— Oui, monsieur.

— Tu as franchi la frontière avec ?

— Non, monsieur, conformément à vos instructions.

— C’est bien. L’aptitude à obéir aux ordres est chose fort utile, surtout quand on vit avec un bonhomme habitué à en donner. » Voyant que Nell avait pris un air terriblement sérieux, l’agent se mit à bougonner avec un rien d’exaspération : « Bon, tout ça n’a pas vraiment d’importance. Tu as des amis haut placés. Mais on tâche simplement de rester discret. » L’agent Moore lui avait apporté sa tasse de chocolat. Nell avait besoin d’une main pour la tasse et d’une autre pour la soucoupe, aussi dut-elle cesser de sucer son pouce.

« Qu’est-ce que tu t’es fait à la main ?

— Une coupure, monsieur.

— Fais-moi voir. L’agent lui prit la main, écarta le pouce de la paume. Une belle estafilade. C’est tout récent.

— C’est avec vos épées…

— Ah, oui. C’est le problème, avec les épées, nota l’agent Moore, distraitement, puis il fronça les sourcils et se retourna vers Nell. Mais tu n’as pas pleuré… tu ne t’es même pas plainte.

— Toutes ces épées, vous les avez prises à des voleurs ?

— Non – et pourtant, ça n’aurait pas été trop difficile. L’agent continuait de l’observer, pensif. Nell, je crois qu’on va bien s’entendre, tous les deux, dit-il enfin. Bon, je m’en vais chercher ma trousse de secours. »

Activités de Carl Hollywood au Parnasse ; conversation derrière un milk-shake ; explication du système médiatique ; Miranda perçoit la futilité de sa quête

Miranda retrouva Carl Hollywood assis au milieu du cinquième rang de l’orchestre. Il tenait devant lui une grande feuille de papier ministre interactif sur lequel il avait griffonné le diagramme d’encombrement de leur prochaine production en direct. Il l’avait apparemment croisée avec une copie du texte, car alors qu’elle descendait l’étroite allée, elle entendit bientôt des voix qui débitaient le dialogue sur un ton passablement mécanique et, quand elle fut plus près, elle put distinguer les petits ronds et les petites croix qui repéraient les mouvements des acteurs sur le diagramme de la scène dessiné par Carl.

Le diagramme portait également un certain nombre de petites flèches sur toute sa périphérie, toutes orientées vers l’intérieur. Miranda réalisa qu’elles devaient symboliser les mini-projecteurs montés sur le devant des balcons, et que Carl était occupé à les programmer.

Elle tendit le cou d’avant en arrière, cherchant à décrisper ses muscles, et vint à contempler le plafond. Les anges ou les Muses, elle n’aurait su trop dire, se pavanaient là-haut, accompagnés de quelques chérubins. Miranda pensa à Nell. Elle pensait toujours à Nell.

Le texte parvint à la fin de la scène et Carl le mit en pause. « Tu as une question ? demanda-t-il, distraitement.

— Je surveillais ton travail depuis ma cabine.

— Oh, la vilaine. Au lieu de nous faire gagner de l’argent.

— Où as-tu appris tout ça ?

— Quoi donc ? La mise en scène ?

— Non, la partie technique – programmer les éclairages, et ainsi de suite. »

Carl se retourna pour la fixer. « C’est peut-être en désaccord avec tes idées sur la pédagogie, mais j’ai dû tout apprendre tout seul. Quasiment plus personne ne vit du théâtre, nous avons donc dû développer notre technologie personnelle. C’est moi qui ai conçu l’ensemble du logiciel que j’utilisais à l’instant.

— As-tu également conçu les mini-projecteurs ?

— Non. Je ne suis pas aussi doué en nanotechnologie. C’est un ami londonien qui les a mis au point. On s’échange des trucs en permanence – son médiatériel contre mon médiagiciel.

— Eh bien, je veux t’offrir à dîner quelque part, dit Miranda, j’ai envie que tu m’expliques le fonctionnement de tout ce fourbi.

— Plutôt ambitieux, comme programme, observa calmement Carl, mais j’accepte volontiers l’invitation. »

« Bien. Tu veux que je te fasse un cours complet, en remontant aux machines de Turing, ou quoi ? » railla gentiment Carl. Miranda décida de ne pas se fâcher. Ils étaient dans une alcôve tapissée de vinyle gris, dans un restaurant près du Bund. L’établissement était censé restituer l’ambiance d’un petit resto américain à la veille de l’assassinat de Kennedy. De jeunes Chinois bon chic bon genre – dégaine classique des ados de République côtière : coiffures et sapes de luxe – étaient assis en rang d’oignon sur les tabourets du bar, sirotant un soda et décochant des sourires torves à toutes les jeunes femmes qui entraient.

« Je crois bien qu’oui », répondit Miranda.

Carl Hollywood rit et hocha la tête. « Je plaisantais. Il faut que tu me dises exactement ce que tu veux savoir. Pourquoi cet intérêt soudain pour la technique ? Ça ne te suffit pas d’en tirer des revenus substantiels ? »

Miranda resta silencieuse, fascinée par le jeu de lumières colorées qui clignotaient sur le juke-box d’époque.

« C’est en rapport avec la princesse Nell, pas vrai ?

— Ça se voit à ce point ?

— Ouais. Bon, alors qu’est-ce que tu veux ?

— Je veux savoir qui elle est », dit Miranda. Elle ne pouvait guère être moins explicite. Elle n’avait pas l’impression que ça faciliterait les choses d’entraîner Carl dans le dédale de ses émotions.

« Tu veux localiser l’origine d’un payeur. »

Présenté en ces termes, ça paraissait affreux.

Carl aspira vigoureusement son milk-shake pendant quelques secondes tout en contemplant, par-dessus l’épaule de Miranda, l’animation du Bund. « Ta princesse Nell est une petite gamine, pas vrai ?

— Oui. J’estime son âge entre cinq et sept ans. »

Ses yeux revinrent la fixer. « Tu en es sûre ?

— Parfaitement sûre. » Le ton était sans réplique.

« Donc, ce n’est sans doute pas elle qui règle la note, de toute façon. Le payeur est un tiers. Il faut tout d’abord que tu localises ce dernier et, à partir de là, que tu remontes la trace de Nell. Carl détourna de nouveau les yeux, hocha la tête, essaya vainement de siffler entre ses lèvres givrées. Même la première étape est impossible. »

Miranda était saisie. « Voilà qui me paraît pour le moins définitif. Je m’attendais à entendre « difficile » ou « coûteux ». Mais…

— Non. C’est impossible. Ou peut-être – Carl réfléchit quelques secondes – peut-être qu’astronomiquement improbable serait une meilleure façon de décrire la chose. Puis il manifesta une légère inquiétude en voyant le changement d’expression de Miranda. Tu ne peux pas remonter à la source d’une connexion. Ce n’est pas ainsi que fonctionne le média.

— Et comment fonctionne-t-il ?

— Regarde dehors. Pas vers le Bund – examine la route de Yan’an. »

Miranda tourna la tête pour regarder par la grande vitrine, en partie recouverte de publicités Coca-Cola bariolées et de descriptions en images des spécialités de la maison. Comme la plupart des grandes artères de Shanghai, la roue de Yan’an était encombrée, de cette devanture à celle d’en face, par une masse compacte de cyclistes et de moto-patineurs. En plusieurs endroits, le trafic était si dense qu’on avançait plus vite en allant à pied. Plusieurs voies de circulation dans chaque sens étaient occupées par des véhicules immobiles, écueils polis échoués dans un lent flot brunâtre.