Le spectacle était si familier que Miranda n’y vit rien de spécial. « Que suis-je censée chercher ?
— As-tu noté que personne n’a les mains vides ? Tous ces gens portent quelque chose. »
Carl avait raison. Chacun tenait au minimum dans la main un petit sac en plastique. Bien des gens, les cyclistes par exemple, étaient lourdement chargés.
« Bien. À présent, garde un instant cette image en tête et réfléchis à la meilleure façon d’organiser un réseau mondial de télécommunications. »
Rire de Miranda. « Je n’ai pas la moindre base pour imaginer une chose pareille.
— Bien sûr que si. Jusqu’à maintenant, tu as toujours pensé en termes de réseau téléphonique, celui des vieux passifs. Dans un tel système, chaque transaction a deux participants – les deux correspondants. Et ils sont connectés par un fil qui a traversé un standard téléphonique. Alors, quels sont les traits caractéristiques de ce système ?
— Je n’en sais rien – je te pose la question.
— En premier lieu : seulement deux individus, ou deux entités, peuvent interagir. En deuxième lieu : le recours à une connexion spécifique, établie puis rompue, réservée uniquement à cette conversation précise. En troisième lieu : le système est par essence centralisé. Il ne peut fonctionner sans un standard téléphonique pour assurer la commutation.
— D’accord, je crois que jusqu’ici je te suis.
— Notre système médiatique actuel – celui qui nous fait vivre, toi et moi – est l’héritier du système téléphonique uniquement dans la mesure où il peut servir en gros au même usage – et à quantité d’autres. Mais le point essentiel à garder à l’esprit est que, par sa structure, il est radicalement différent de l’ancien système téléphonique. L’ancien système – et son cousin technologique, le réseau câblé de télévision – a coulé. Il s’est effondré il y a des décennies, et nous avons quasiment dû repartir de zéro.
— Pourquoi ? Il marchait, non ?
— Pour commencer, nous avions besoin d’établir des interactions entre plus de deux entités. Qu’entends-je par entité ? Eh bien, songe aux ractifs. Songe à Première Classe pour Genève. Tu es dans ce train – en même temps que deux douzaines d’autres personnes. Certains de ces individus ragissent : il se trouve dans ce cas précis que les entités sont des êtres vivants. Mais d’autres passagers du train – les serveurs et les porteurs, par exemple – sont de simples robots logiciels. Par ailleurs, la rame est remplie d’accessoires : bijoux, argent, armes, bouteilles de vin. Chacun est également un élément logiciel – une entité séparée. Dans notre jargon, on appelle ça des objets. Le train est lui-même un autre objet, tout comme l’est le paysage qu’il traverse.
« Tiens, le paysage est un bon exemple. Il se trouve qu’il s’agit d’une carte numérique de la France. D’où vient-elle ? Les réalisateurs de Première Classe pour Genève ont-ils dépêché leur propre équipe de topographes pour établir le relevé d’une nouvelle carte de France ? Non, bien sûr que non. Ils ont utilisé des données existantes – un atlas mondial numérique, accessible à tout créateur de ractif qui en a besoin, contre argent, bien entendu. La carte numérique est un objet séparé. Il réside dans la mémoire d’un ordinateur, quelque part. Où, au juste ? Je n’en sais rien. Le ractif non plus. Peu importe. Les données pourraient être en Californie, elles pourraient être à Paris, elles pourraient être au bout de cette rue – ou bien réparties dans tous ces endroits et bien d’autres à la fois. Cela n’a aucune importance ! Parce que notre système médiatique ne fonctionne plus comme l’ancien – avec des liaisons spécialisées transitant par un commutateur central. Il fonctionne comme ça. » Carl indiqua la cohue à l’extérieur.
« Donc, chaque individu dans la rue est comme un objet ?
— Ça se pourrait. Mais une meilleure analogie serait de dire que les objets sont des gens comme nous, installés dans les divers immeubles donnant sur cette rue. Imagine qu’on veuille envoyer un message à quelqu’un résidant à Pudong. On rédige le message sur un bout de papier, on va à la porte et on le confie au premier passant en lui disant : “Allez porter ceci à M. Gu, à Pudong.” Il file au bout de la rue sur ses patins, tombe sur un cycliste qui lui semble se diriger vers Pudong et lui dit : “Allez porter ceci à M. Gu.” Une minute après, ce cycliste est pris dans un embouteillage et confie le message à un piéton qui pourra plus aisément se tirer des embarras, et ainsi de suite, jusqu’à ce que notre billet finisse par parvenir à M. Gu. Si ce dernier désire y répondre, il pourra nous renvoyer un message par la même méthode.
— De sorte qu’il n’y a pas moyen de retracer l’itinéraire emprunté par un message…
— Tout juste. Et la situation réelle est encore plus compliquée. Le réseau médiatique a été conçu à la base pour garantir confidentialité et sécurité, afin que les usagers puissent l’utiliser pour des échanges d’argent. C’est l’une des raisons de l’effondrement des États-nations – sitôt que le maillage médiatique s’est mis à fonctionner à plein régime, les transactions financières ont échappé à la mainmise des gouvernements, et le système de collecte des impôts s’est enrayé. Alors, si l’inspection des finances de jadis n’a pas été fichue de dépister ces messages, tu ne risques pas de repérer la princesse Nell.
— D’accord, j’imagine que ça répond à ma question.
— À la bonne heure ! » dit Carl avec entrain. Il était manifestement ravi d’avoir pu aider Miranda, aussi s’abstint-elle de lui avouer le sentiment qu’avaient fait naître en elle ses paroles. Elle y voyait un défi d’actrice : parviendrait-elle à abuser Carl Hollywood, spécialiste s’il en est du jeu théâtral, en faisant mine de ne pas broncher ?
Apparemment, oui. Il la raccompagna jusqu’à son appartement, situé dans une tour de cent étages, sur la rive opposée, à Pudong, et elle parvint à tenir le coup assez longtemps pour lui dire au revoir, rentrer, se déshabiller et faire couler un bain. Puis elle entra dans l’eau brûlante et là se répandit en un flot abject et glougloutant de larmes d’auto-apitoiement.
Elle finit par reprendre le dessus. Elle devait remettre tout cela en perspective. Elle pouvait toujours interagir avec Nell, et c’est ce qu’elle faisait, jour après jour. Alors, si elle se montrait attentive, tôt ou tard, elle trouverait bien un moyen de percer le barrage. Cela mis à part, elle commençait à comprendre que, qui que soit cette Nell, elle avait été en quelque sorte désignée et que, le moment venu, elle était appelée à devenir un personnage très important. D’ici quelques années, Miranda s’attendait à entendre parler d’elle dans les journaux. Un peu rassérénée, elle sortit du bain et se mit au lit, pour avoir une bonne nuit de sommeil, afin d’être prête le lendemain à s’occuper de nouveau de sa petite protégée.
Description générale de la vie avec l’agent ; son métier et ses autres particularités ; un spectacle troublant ; Nell apprend des choses sur son passé ; une conversation d’après-dîner
Le pavillon de jardin avait deux pièces, une pour dormir et une pour jouer. Cette dernière disposait de deux portes-fenêtres, à tout petits carreaux, donnant sur le jardin de l’agent Moore. Nell avait été mise en garde au sujet de ces petits carreaux, car ils étaient faits de vrai verre. Le verre était plein de bulles et irrégulier, comme l’eau à la surface d’un récipient juste avant l’ébullition, et Nell aimait bien regarder les choses au travers, parce que, même si elle savait que cette vitre n’était pas aussi solide qu’une vitre ordinaire, elle se sentait plus en sécurité, comme si elle pouvait se cacher derrière.