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Le jardin proprement dit essayait en permanence d’engloutir la petite maison ; de vigoureux buissons de lierre, de glycine et d’églantiers s’étaient entièrement engagés dans le vaste projet d’escalader les murs en s’enroulant autour des descentes de gouttière en cuivre vert-de-grisé ou en prenant appui sur les arêtes irrégulières des briques et du mortier. Le toit d’ardoise du cottage était phosphorescent de mousse. À intervalles réguliers, l’agent Moore chargeait dans la brèche avec un sécateur pour couper une partie des branches qui faisaient un si joli cadre autour des portes-fenêtres de Nell, de peur qu’elles ne l’emprisonnent.

Nell résidait depuis deux ans dans son pavillon lorsqu’elle demanda au policier si elle ne pouvait pas avoir son bout de jardin potager à elle et, après une phase initiale de choc et de doute, l’agent finit par accepter de retirer quelques dalles de pavage pour délimiter une petite parcelle, puis il fit confectionner par l’un des artisans de Dovetail plusieurs bacs à fleurs en laiton, qu’il fixa ensuite aux murs du cottage. Dans son lopin, Nell sema des carottes, en songeant à son ami Peter qui avait disparu depuis si longtemps et, dans les bacs, elle planta des géraniums. Le Manuel lui avait enseigné comment faire et il lui rappela également de déterrer une pousse de carotte tous les trois ou quatre jours pour l’examiner afin qu’elle s’initie à leur croissance. Nell apprit que si elle tenait le livre au-dessus d’une carotte et fixait une page bien précise, cette dernière se transformait en illustration magique qui se mettait à grandir jusqu’à ce qu’elle puisse distinguer les minuscules filaments qui sortaient des racines, et les organismes unicellulaires accrochés à ces fibres, et les mitochondries à l’intérieur des cellules. Le même tour marchait avec n’importe quoi, et elle passa bien des jours à examiner les yeux des mouches, la moisissure du pain et les cellules sanguines qu’elle extrayait de son propre corps en se piquant le bout du doigt. Elle pouvait également monter au sommet des collines par les nuits claires et froides et se servir de même du Manuel pour voir les anneaux de Saturne et admirer les lunes de Jupiter.

L’agent Moore continuait d’effectuer sa tâche quotidienne au corps de garde. Quand il rentrait le soir, Nell et lui dînaient souvent ensemble dans sa maison. Au début, ils demandaient au MC des plats préparés, à moins que l’agent ne prépare quelque chose de tout simple, comme des œufs sur le plat ou des saucisses grillées. Durant cette période, la princesse Nell et les autres personnages du Manuel se retrouvèrent eux aussi à manger quantité d’œufs et de saucisses, jusqu’à ce que Canard manifeste sa grogne et enseigne à la princesse un régime plus sain. Nell prit dès lors l’habitude de préparer une cuisine plus équilibrée, avec de la salade et des légumes, plusieurs fois par semaine, l’après-midi au retour de l’école. Au début, l’agent bougonna un peu, mais il nettoyait toujours son assiette et faisait même parfois la vaisselle.

L’agent consacrait beaucoup de temps à la lecture. Nell était la bienvenue chez lui quand il s’y consacrait, pourvu qu’elle se tienne sage. Fréquemment, il la mettait dehors pour se mettre en liaison avec un vieil ami, via le grand médiatron fixé au mur de sa bibliothèque. En général, Nell regagnait alors son petit pavillon, mais parfois, surtout les nuits de pleine lune, elle allait se promener dans le jardin. Celui-ci paraissait plus grand qu’il n’était en réalité, grâce à sa subdivision en quantité de petites parcelles. Depuis quelque temps, son endroit favori ces nuits-là était une plantation de grands bambous verts parsemés de jolis rochers. Elle s’asseyait, le dos calé contre un rocher, lisait son Manuel, et parfois elle surprenait le bruit des conversations de l’agent Moore au médiatron : en général, un rire grave et sonore, et des explosions de jurons lancés sur un ton jovial. Pendant un temps, elle avait cru que ce n’était pas le policier qui émettait ces bruits, mais plutôt son correspondant, quel qu’il puisse être : parce que, en sa présence, l’agent Moore était toujours très poli et réservé, quoique un brin excentrique. Mais une nuit, elle entendit un gémissement sonore provenant de chez lui, et elle sortit en rampant de la bambouseraie pour voir de quoi il retournait.

De son point de vue derrière les portes-fenêtres, elle ne pouvait voir le médiatron, dont l’écran était tourné dans la direction opposée. Il illuminait toute la pièce, arrosant de grands éclairs blafards cet espace d’habitude chaud et douillet, en y jetant de longues ombres dentelées. L’agent Moore avait repoussé tout le mobilier contre les murs et roulé le tapis chinois pour dégager le plancher, que Nell avait toujours cru en chêne massif – comme dans sa petite maison ; mais le plancher était en fait un autre grand médiatron, un peu moins lumineux que son homologue mural, et qui affichait quantité de documents en haute résolution : textes, graphiques détaillés, voire ciné-séquences. À quatre pattes au beau milieu, le policier braillait comme un gosse, et ses larmes s’accumulaient dans les soucoupes plates de ses demi-lunettes, avant d’éclabousser le médiatron qui les illuminait bizarrement par en dessous.

Nell avait terriblement envie d’entrer le réconforter, mais elle avait trop peur. Elle resta donc à regarder, interdite, indécise, et, ce faisant, se rendit compte que les éclairs jaillis de l’écran lui évoquaient des explosions ou, plutôt, des images d’explosions. Elle battit bien vite en retraite vers le refuge de sa maisonnette.

Une demi-heure plus tard, elle entendit le bruit surnaturel de la cornemuse de l’agent Moore qui montait de derrière le rideau de bambous. Il lui était déjà arrivé de la prendre pour en sortir quelques couinements, mais c’était bien la première fois qu’elle entendait un authentique récital. Sans être experte en la matière, elle estima qu’il ne se débrouillait pas trop mal. Il jouait un morceau lent, un coronach, et ce chant funèbre irlandais était si triste que Nell en eut le cœur presque chaviré ; le spectacle de l’agent à quatre pattes et pleurant à chaudes larmes n’était pas aussi triste que la musique qu’il jouait à présent.

Peu à peu, il adopta le rythme plus rapide et plus gai d’un pibroch. Nell émergea de son cottage. L’agent n’était qu’une silhouette tailladée en cent rubans par le rideau vertical de bambous, mais il lui suffisait d’osciller sur place, pour qu’une espèce d’illusion d’optique lui permette de reconstituer l’image. La lune l’éclairait. Il s’était changé : il portait maintenant son kilt, avec une chemise et un béret qui semblaient constituer une sorte d’uniforme. Quand ses poumons étaient vides, il prenait une profonde inspiration, sa poitrine se soulevait, et toute une rangée de médailles et d’insignes argentés miroitaient au clair de lune.

Il avait laissé les portes ouvertes. Nell pénétra dans la maison, sans chercher à se faire discrète, sachant qu’il était impossible qu’on l’entende, avec le son de la cornemuse.

Le mur et le plancher étaient deux médiatrons géants, et l’un comme l’autre avaient été recouverts d’une profusion de média-fenêtres, ouvertes par centaines, comme un mur dans une rue passante qui disparaît sous l’amoncellement des affiches et des placards superposés. Certaines fenêtres n’étaient pas plus grandes que la main de Nell, et d’autres avaient la taille d’une publicité murale. La plupart des fenêtres ouvertes par terre affichaient des documents écrits, des tableaux de chiffres, des diagrammes schématiques (quantité d’organigrammes) ou des cartes superbes, tracées avec une clarté et une précision à couper le souffle, révélant les cours d’eau, les reliefs et les noms des villages inscrits en caractères chinois. Tandis que Nell arpentait ce panorama, elle sursauta une ou deux fois, en croyant avoir vu quelque bestiole ramper par terre : mais il n’y avait aucun insecte dans la pièce, ce n’était qu’une illusion engendrée par les imperceptibles fluctuations de la carte, des rangées et des colonnes de chiffres. Tous ces éléments étaient ractifs, à l’instar des mots du Manuel ; mais, contrairement à celui-ci, ils ne réagissaient pas aux actions de Nell mais, supposa-t-elle, à des événements qui se déroulaient très loin.