Quand elle réussit à détacher son regard du plancher pour examiner les médiatrons alignés aux murs, elle constata que la plupart des fenêtres étaient de bien plus grande taille, que presque toutes affichaient des ciné-séquences et que la majorité de celles-ci étaient en pause. Les images étaient parfaitement nettes et définies. Certaines montraient des paysages : un bout de chemin de campagne, un pont enjambant une rivière à sec, un village poussiéreux, illuminé par les flammes vomies des fenêtres de plusieurs maisons. Certaines montraient des individus : des plans serrés de Chinois en uniformes crasseux, sur fond de montagnes sombres, de nuages de fumée ou d’engins vert kaki.
Sur l’une des ciné-séquences, on voyait un homme gisant à terre : son uniforme poussiéreux se confondait presque avec la couleur du sol. Soudain l’image s’anima ; la séquence n’avait pas été figée comme les autres. Quelqu’un passait devant la caméra : un Chinois en pyjama indigo, décoré de rubans écarlates noués autour de la tête et de la taille, même si ces derniers avaient viré au marron crasseux. Quand il sortit du champ, Nell observa plus attentivement l’autre personnage, celui qui gisait dans la poussière, et elle se rendit compte alors seulement qu’il n’avait plus de tête.
L’agent Moore dut entendre son cri couvrir le son de sa cornemuse, car il était dans la pièce en l’affaire de quelques instants, hurlant des ordres aux médiatrons qui s’éteignirent aussitôt, pour redevenir simplement un plancher et des murs. La seule image restant désormais dans la pièce était le grand portrait de Guan Di, le dieu de la Guerre, qui les toisait comme toujours de son air menaçant. L’agent Moore était extrêmement mal à l’aise chaque fois que Nell manifestait telle ou telle émotion, mais il semblait plus à l’aise devant une crise d’hystérie que, par exemple, devant une invitation faire comme si ou une crise de fou rire. Il saisit Nell, la prit avec précaution dans ses bras pour aller la déposer à l’autre bout de la pièce dans un vaste fauteuil en cuir. Il ressortit quelques instants et revint avec un grand verre d’eau qu’il lui donna en refermant délicatement les mains autour des siennes. « Respire à fond et bois », dit-il, presque tout bas ; Nell eut l’impression que cela faisait un bout de temps qu’il lui répétait cela.
Elle constata avec un rien de surprise qu’elle ne pleurait pas de manière incontrôlable, même si elle dut encore maîtriser quelques crises de sanglots. Elle ne cessait de chercher à répéter : « Je peux pas m’empêcher de pleurer », en martelant les syllabes une à une.
Au bout de la dix ou onzième fois, l’agent Moore lui dit : « Tu ne peux pas t’empêcher de pleurer parce que tu es complètement bouleversée psychologiquement. » Il avait pris une espèce de ton professionnel un peu las qui aurait pu paraître cruel ; mais pour Nell, c’était, quelque part, tout à fait rassurant.
« Que voulez-vous dire ? réussit-elle à demander quand elle put de nouveau parler sans que ça lui fasse tout drôle dans la gorge.
— Je veux dire que tu es un vieux soldat, fillette, tout comme moi, et que tu portes des cicatrices… – il dégrafa soudain sa chemise, envoyant les boutons valser dans toute la pièce, pour révéler son torse bigarré – exactement comme moi. La seule différence, c’est que moi je sais que je suis un vieux soldat. Toi, tu persistes à croire que tu n’es qu’une petite fille, comme toutes ces satanées Vickys avec qui tu vas à l’école. »
De temps en temps, une fois l’an, peut-être, il repoussait l’invitation à dîner, enfilait son uniforme, enfourchait un cheval et filait dans la direction de la clave de la Nouvelle-Atlantis. Le cheval le ramenait aux petites heures, tellement ivre qu’il tenait tout juste en selle. Parfois, Nell l’aidait à se mettre au lit et, une fois qu’il avait plongé dans l’inconscience, elle pouvait à loisir examiner ses insignes, rubans et médailles, à la lueur de la bougie. Les rubans en particulier utilisaient un code de couleurs passablement élaboré. Mais le Manuel avait un certain nombre de pages en fin de volume, regroupées sous le nom d’Encyclopédie et, en les compulsant, Nell put établir que l’agent Moore était – ou du moins avait été – général de brigade commandant la Deuxième Brigade de la Troisième Division du Premier Corps expéditionnaire d’Application du Protocole. Un ruban laissait entendre qu’il avait été durant un temps officier de liaison dans une division nippone, mais que son corps d’affectation restait apparemment la Troisième Division. D’après l’Encyclopédie, les soldats de la Troisième étaient souvent appelés les chiens de dépotoir ou plus simplement les Bâtards, parce qu’elle avait tendance à recruter parmi la diaspora blanche : Uitlanders, loyalistes d’Ulster, Blancs de Hongkong, et toutes sortes de déracinés anglo-américains venus des quatre coins du monde.
L’un des insignes épinglés à l’uniforme de l’agent indiquait qu’il avait une formation supérieure en ingénierie nanotechnologique. Cela correspondait à son affectation à la Deuxième Brigade, spécialisée dans la guerre nanotechnologique. L’Encyclopédie disait que sa constitution datait de trente ans auparavant, pour régler à l’époque quelque sale guerre en Europe orientale où les belligérants avaient eu recours à des armes nanotechnologiques primitives.
Deux années plus tard, la division avait été expédiée, en catastrophe, en Chine méridionale. La révolte y grondait depuis que Jang Han Hua avait fait sa Longue Marche et contraint les marchands à la soumission. Jang en personne avait libéré plusieurs camps de lao gai, où des travailleurs esclaves trimaient dur à fabriquer des breloques destinées à l’exportation en Occident : il avait défoncé les écrans d’ordinateurs avec sa canne ornée d’une lourde poignée à tête de dragon, avant de s’en prendre aux contremaîtres qu’il avait réduits en chair à pâté sanguinolente. Ces méthodes d’« inspection » musclée d’un certain nombre d’affaires florissantes, situées pour la plupart dans le sud du pays, avaient mis au chômage des millions de personnes. Tous ces gens étaient descendus dans la rue où ils avaient fomenté des émeutes, bientôt rejoints par des unités sympathisantes de l’Armée populaire de libération. La rébellion avait finalement été matée par des unités de l’APL venues du nord, mais les meneurs s’étaient évanouis dans la « forêt de béton » du delta, tant et si bien que Jang s’était vu contraint d’instaurer un état de siège permanent dans le sud. Les troupes nordistes avaient réussi à maintenir l’ordre avec brutalité mais efficacité durant plusieurs années, jusqu’à ce qu’un soir une division entière, soit près de quinze mille hommes, soit liquidée par une infestation de nanosites.