Les chefs de la rébellion avaient alors jailli de leurs cachettes, proclamé la République côtière et appelé à la rescousse les troupes d’Application du Protocole pour qu’elles assurent leur protection. Le colonel Arthur Hornsby Moore, vétéran des combats d’Europe orientale, avait été placé à leur tête. Natif d’Hongkong, il en était para, encore enfant, quand la Chine avait récupéré le territoire, et il avait passé une bonne partie de sa jeunesse à bourlinguer en Asie avec ses parents pour finir par s’établir dans les îles Britanniques. Il avait obtenu ce commandement parce qu’il parlait couramment le cantonais et ne se débrouillait pas trop mal en mandarin. Les vieux ciné-clips de l’Encyclopédie montraient à Nell un agent Moore plus jeune : le même homme, avec plus de cheveux et moins de doutes.
La guerre de Sécession chinoise devait commencer pour de bon trois ans plus tard, quand les Nordistes, qui n’avaient pas accès à la nanotechnologie, se mirent à balancer des bombes atomiques. Bientôt, ayant enfin réussi à s’unir, les nations musulmanes envahirent presque toute la province du Xinjiang, tuant une partie de la population chinoise han et chassant les survivants vers l’est, au cœur de la guerre civile. Le colonel Moore souffrit d’une infestation particulièrement grave de nanosites primitifs et dut être évacué et placé en longue convalescence. Dans l’intervalle, la ligne de cessez-le-feu entre le Céleste Empire et la République côtière avait été instaurée.
Depuis cette époque, comme Nell l’avait appris par ses études à l’Académie, Lau Ge avait succédé à Jang à la tête du Céleste Empire. Après avoir laissé s’écouler un intervalle décent, il avait opéré une purge radicale des derniers reliquats d’idéologie communiste, dénoncé un complot impérialiste occidental et s’était autoproclamé le Chambellan du Roi sans trône. Le Roi sans trône était Confucius, et Lau Ge était désormais le plus haut en grade de tous les mandarins.
L’Encyclopédie ne donnait guère d’autres renseignements sur le colonel Arthur Hornsby Moore, sinon qu’il avait refait surface comme conseiller, quelques années plus tard, au cours des émeutes sporadiques de terrorisme nanotech en Allemagne ; par la suite, il avait pris sa retraite et s’était reconverti en consultant en sécurité. C’est à ce dernier titre qu’il avait contribué à l’élaboration du concept de défense en profondeur, autour duquel toutes les cités modernes – dont Atlantis/Shanghai – étaient aujourd’hui construites.
Un samedi, Nell prépara pour l’agent Moore un dîner particulièrement succulent et, quand ils eurent terminé le dessert, elle commença à lui parler d’Harv et de Tequila, et des récits de son frère sur l’incomparable Bud, leur cher père disparu. Soudain, trois heures s’étaient écoulées et Nell continuait de parler au policier des amis de Maman, et le policier continuait d’écouter, levant tout au plus parfois la main pour tripoter ses favoris blancs, mais gardant sinon une attitude extrêmement grave et songeuse. Enfin, Nell arriva à l’épisode Burt, narrant comment elle avait tenté de le tuer avec un tournevis, comment il les avait pourchassés dans les escaliers et comment il avait sans doute trouvé la mort face au mystérieux Chinois à tête ronde. L’agent trouva tout cela fort intéressant et posa quantité de questions, d’abord sur le déroulement tactique détaillé de l’attaque au tournevis, puis sur le type de danse effectué par le Chinois, ainsi que sur sa tenue vestimentaire.
« J’en veux à mon Manuel depuis cette nuit-là, expliqua Nell.
— Pourquoi ? » L’agent parut surpris, même s’il ne l’était sûrement pas autant que la petite fille. Nell avait en effet raconté quantité de choses ce soir-là, sans même y avoir une seule fois réfléchi auparavant ; du moins, croyait-elle n’y avoir jamais réfléchi.
« Je ne peux m’empêcher de penser qu’il m’a trompée. Il m’a amenée à croire que tuer Burt serait une simple formalité et que cela améliorerait mon existence ; mais quand j’ai voulu mettre ces idées en pratique… Elle ne savait comment exprimer le reste.
— … le reste de ton existence a continué de se dérouler, termina l’agent. Petite fille, tu dois admettre que ta vie, Burt étant mort, a constitué un progrès par rapport à ta vie de son vivant.
— Oui.
— Donc, le Manuel avait raison sur ce point. À présent, pour ce qui est du fait que tuer les gens s’avère plus compliqué en pratique qu’en théorie, je te concède volontiers le point. Mais je crois que c’est loin d’être le seul exemple où la vraie vie se révèle plus compliquée que ce que tu en as vu dans le livre. Telle est la Leçon du Tournevis, et tu ferais bien de t’en souvenir. En bref : tu dois être prête à apprendre à d’autres sources que ton livre magique.
— Mais dans ce cas, à quoi sert-il ?
— Je le soupçonne d’être fort utile. Le seul coup à prendre, c’est de savoir traduire ses leçons dans le monde réel. Par exemple, dit l’agent en récupérant sa serviette pour la poser sur la table, prenons quelque chose de tout à fait concret, comme de flanquer une dérouillée aux gens. » Il se leva de table et sortit à grands pas dans le jardin. Nell lui courut après. « Je t’ai vu faire des exercices d’arts martiaux, dit-il en prenant une voix sonore et péremptoire, celle d’un officier s’adressant à ses troupes. Les arts martiaux, c’est l’art de flanquer une dérouillée aux gens. Bon, voyons voir ce que tu donnes face à moi. »
Des négociations s’ensuivirent, le temps pour Nell de s’assurer que l’agent était sérieux. Ce point vérifié, elle s’assit sur les pavés de la terrasse pour ôter ses chaussures. L’agent la regarda faire, le sourcil arqué.
« Oh ! voilà qui est formidable. Messieurs les malandrins n’ont qu’à bien se tenir, sauf si la petite Nell se trouve porter ses satanées chaussures. »
Nell fit quelques exercices d’assouplissement, ignorant les autres railleries du policier. Elle s’inclina vers lui, et il lui répondit par un geste d’impatience. Elle se mit alors dans la posture que lui avait enseignée Dojo. En réaction, l’agent écarta les pieds d’à peine trois centimètres et fit saillir sa bedaine, ce qui était apparemment une attitude héritée de quelque mystérieuse technique de combat écossaise.
Rien ne se produisit durant un long moment : chaque adversaire tournait autour de l’autre : Nell dansait sur place, l’agent se trémoussait sans trop savoir quoi faire. « Qu’est-ce que c’est que ça ? lança-t-il. Tu ne connais que la défense ?
— En gros, oui, m’sieur. Je ne crois pas que l’intention du Manuel était de m’apprendre à agresser les gens.
— Oh, alors, quel intérêt ? » ricana le policier, et, soudain, il tendit la main et empoigna Nell par les cheveux – pas assez fort pour lui faire mal. Il la tint ainsi plusieurs secondes avant de la lâcher. Fin de la première leçon.
— Vous pensez que je devrais me couper les cheveux ? »
Le policier avait l’air terriblement déçu. « Oh non, surtout pas. Ne va jamais te couper les cheveux. Si je t’avais saisie au poignet, irais-tu te trancher le bras ?
— Non, m’sieur.
— Le livre t’a-t-il appris que les petits amis de ta mère te tabasseraient et qu’elle ne te protégerait pas ?
— Non, m’sieur, à part que jusqu’ici il m’a raconté tout plein d’histoires de gens qui faisaient le mal.
— Les gens qui font le mal sont toujours très instructifs. Ce que tu as pu voir là-dedans il y a quelques semaines – et Nell savait qu’il faisait ainsi référence au soldat décapité sur le médiatron – est une application de cette leçon, mais elle est trop flagrante pour être d’une utilité quelconque. En revanche, ta mère qui s’abstient de te protéger de ses petits amis – voilà qui révèle une certaine subtilité, non ? »