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Et l’agent poursuivit, changeant de ton pour indiquer que la leçon touchait à sa fin : « Nell, la différence entre les ignorants et les gens cultivés, c’est que ces derniers connaissent davantage de faits. Mais cela n’a rien à voir avec l’intelligence ou la stupidité. La différence entre les gens intelligents et stupides – et cela reste valable, qu’ils soient cultivés ou non – est que les gens intelligents savent manier la subtilité. Ils ne sont pas désarçonnés par des situations ambiguës, voire contradictoires – en fait, ils s’y attendent même et seraient bien au contraire enclins à la méfiance quand les choses semblent par trop évidentes.

« Ton Manuel te procure de quoi être extrêmement cultivée, mais il ne pourra jamais te rendre intelligente. Cela, c’est la vie qui l’enseigne. Ton existence jusqu’ici t’a offert toutes les expériences nécessaires, mais tu dois pour cela y réfléchir. Si tu ne le fais pas, tu souffriras d’un malaise psychologique. Si en revanche tu y réfléchis, tu deviendras non seulement cultivée mais intelligente et, dans quelques années d’ici, tu m’amèneras sans doute à regretter de n’avoir pas quelques dizaines d’années de moins. »

L’agent Moore se détourna pour regagner la maison, laissant Nell seule dans le jardin, à ruminer le sens de cette dernière déclaration.

Elle supposa que ce devait être le genre de chose qu’elle comprendrait plus tard, quand elle serait devenue intelligente.

Carl Hollywood revient de l’étranger ; il discute avec Miranda de son statut de ractrice et de son avenir professionnel

Carl Hollywood revint d’un séjour d’un mois à Londres, où il était allé rendre visite à de vieux amis, voir des pièces de théâtre et rencontrer en tête à tête plusieurs grands développeurs de ractifs dans l’espoir de négocier des contrats. À son retour, toute la compagnie organisa une fête en son honneur dans le petit foyer du théâtre. Miranda estimait avoir assez bien joué le coup.

Mais, le lendemain, il la coinça dans les coulisses. « Dis donc, qu’est-ce qui se passe ? Et ce n’est pas une figure de style. Je veux réellement savoir ce qui t’est passé par la tête. Pourquoi as-tu pris le roulement du soir pendant mon absence ? Et pourquoi ce comportement bizarre durant toute la soirée ?

— Eh bien, Nell et moi avons vécu des moments intéressants, ces derniers mois. »

Carl parut abasourdi ; il se recula d’un pas, poussa un soupir, roula des yeux.

« Bien sûr, son altercation avec Burt a causé un traumatisme, mais il semble qu’elle ait assez bien réussi à la surmonter.

— Qui est Burt ?

— Je n’en ai aucune idée. Un individu qui lui a fait subir des sévices. Apparemment, elle a réussi à trouver assez rapidement une nouvelle existence, sans doute avec l’aide de son frère Harv, qui n’est toutefois pas resté auprès d’elle – il est toujours coincé dans le même sale pétrin, alors que Nell a réussi à s’en tirer.

— Sûr ? à la bonne heure », dit Carl, ne plaisantant qu’à moitié.

Miranda lui sourit. « Tu vois ? c’est exactement le genre de rétroaction dont j’ai besoin. Je ne parle de tout cela à personne parce que j’ai peur qu’on me prenne pour une folle. Merci. Continue comme ça.

— Quelle est la nouvelle situation de Nell ? » enchaîna aussitôt Carl, tout penaud.

« Je crois qu’elle est à l’école, quelque part. Il semble qu’elle apprenne de nouvelles matières qui ne sont pas explicitement embrassées par le Manuel et qu’elle soit en train de développer de nouvelles formes de relations sociales un peu plus complexes qu’auparavant, ce qui laisserait entendre qu’elle passe plus de temps en la compagnie de personnes d’une classe plus élevée.

— Excellent.

« Elle semble moins obnubilée par les questions d’autodéfense, j’en conclus donc qu’elle est dans une situation moins risquée. Toutefois, son nouveau tuteur doit se montrer assez distant du point de vue émotionnel, car elle cherche bien souvent le réconfort sous l’aile protectrice de Canard. »

Mimique éloquente de Carl : « Canard ?

— L’un des quatre personnages qui accompagne et conseille la princesse Nell. Canard incarne les valeurs domestiques et maternelles. En fait, Peter et Dinosaure ont à présent disparu – c’étaient deux personnages de sexe masculin qui incarnaient les dons de survie.

— Et le quatrième ?

— Pourpre. Je crois que cette dernière prendra bien plus d’importance à l’approche de la puberté.

— La puberté ? tu disais que Nell avait entre cinq et sept ans.

— Et alors ?

— Tu penses qu’elle va encore continuer ainsi pendant… La voix de Carl s’éteignit tandis qu’il envisageait déjà toutes les implications.

« … pendant au moins sept ou huit ans. Oh oui, j’en suis absolument convaincue. Élever une enfant, c’est un engagement tout à fait sérieux.

— Dieu tout-puissant ! » s’exclama Carl, et il se laissa tomber dans un gros fauteuil capitonné avachi qu’on gardait en coulisse précisément pour ce genre de scène.

« C’est bien pour ça que je suis passée au roulement du soir. Depuis que Nell va à l’école, elle s’est mise à n’ouvrir le Manuel qu’en soirée. Apparemment, elle se trouve dans un fuseau qui n’a pas plus de deux heures de décalage avec le nôtre.

— Bien, grommela Carl, cela réduit le champ d’investigation grosso modo à la moitié de la population de la planète.

— Quel est le problème ? rétorqua Miranda. Ce n’est pas comme si je devais faire ça gratis. »

Carl lui adressa un long regard scrutateur et désabusé. « Oui. Effectivement, cela rapporte des revenus convenables. »

Trois petites filles en exploration ; une conversation entre Lord Finkle-McGraw et Mme Hackworth ; après-midi au domaine

Trois petites filles évoluaient sur la pelouse lisse comme un billard devant un grand manoir, tournoyant et se regroupant autour d’un centre de gravité commun pour repartir cabrioler tel un vol d’hirondelles. Parfois elles s’arrêtaient, se dévisageaient toutes les trois et s’engageaient aussitôt dans une discussion animée. Puis elles repartaient soudain au pas de course, apparemment dégagées des contraintes de l’inertie, voletant comme des pétales emportés par une bouffée de brise printanière. Chacune portait au-dessus de sa robe un long manteau de grosse laine pour se protéger de l’air humide et frais balayant le haut plateau central de New Chusan. Il semblait qu’elles se dirigeaient vers une étendue de terrain accidenté, située à quelque sept ou huit cents mètres de là et séparée des jardins entretenus du domaine par un mur de pierre grise, éclaboussé de vert citron et de bleu lavande aux endroits où mousses et lichens avaient pris le dessus. Le terrain de l’autre côté était d’une teinte noisette délavée, comme une coupe de tweed Harris tombée de l’arrière d’un fourgon pour se dévider par terre, même si la floraison naissante des bruyères l’avait saupoudrée d’une brume mauve, presque transparente mais d’un éclat surprenant aux endroits où la ligne de visée de l’observateur se trouvait raser la pente naturelle du terrain – si le mot naturel pouvait s’appliquer au moindre trait de cette île. Bien qu’aussi libres et légères que des oiseaux, chacune des petites filles était lestée d’un petit fardeau d’aspect incongru dans un tel décor, car les efforts des adultes pour les convaincre de renoncer à leurs livres s’étaient, comme toujours, montrés vains.