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Parmi les observateurs, se trouvait une femme qui n’avait d’yeux que pour la petite fille aux longs cheveux de flammes. Sa parenté avec l’enfant était suggérée par ses cheveux et ses sourcils auburn. Elle était vêtue d’une robe de coton tissé cousue main, dont l’aspect encore apprêté trahissait qu’elle venait de sortir d’un atelier de couture de Dovetail. Si la réunion avait compris un nombre plus élevé d’anciens combattants de cet état prolongé de guerre larvée connue sous le nom de Société, cette observation aurait sans aucun doute fait l’objet de l’examen attentif des soi-disant sentinelles postées au-dessus des fortifications, pour guetter l’éventuelle attaque de goujats qui se hasarderaient à escalader le vaste glacis séparant les esclaves salariés des Participants à l’Actionnariat. Il eût été dès lors scrupuleusement noté et répété, dans la bonne tradition orale, que Gwendolyn Hackworth, femme pourtant séduisante, à la taille bien prise et au port altier, manquait assez de confiance en elle, lorsqu’elle devait se rendre chez Lord Finkle-McGraw, pour se croire obligée de passer une robe neuve confectionnée tout exprès pour cette occasion.

La lumière grise qui baignait le salon par ses hautes fenêtres était aussi douce qu’une bruine. Mme Hackworth en était toute nimbée et, au moment où elle portait à ses lèvres une tasse de thé en porcelaine de Chine translucide, elle baissa soudain sa garde et trahit partiellement son véritable état d’esprit. Lord Finkle-McGraw, son hôte, la crut abattue et troublée, même si la vivacité de son comportement, lors de la première heure de leur entretien, l’avait conduit à supposer le contraire.

Sentant que son regard s’était attardé sur les traits de la jeune femme plus longtemps qu’il n’était strictement convenable, il reporta vivement son attention sur les trois petites filles qui se promenaient dans le jardin. L’une avait des cheveux de jais qui trahissaient une ascendance en partie coréenne ; mais ayant ainsi établi ses origines comme une sorte de point de référence, il reporta son attention sur la troisième, dont la chevelure était à mi-chemin d’une transition progressive et naturelle du châtain au blond. Cette dernière était la plus grande des trois, même si elles étaient toutes à peu près du même âge ; et bien qu’on la vît participer sans contrainte à tous leurs jeux désinvoltes, elle en prenait rarement l’initiative et, sitôt qu’elle se retrouvait livrée à elle-même, elle avait tendance à présenter une mine grave qui la faisait paraître de plusieurs années plus âgée que ses camarades de jeu. Observant la progression du trio, le Lord actionnaire nota que même sa gestuelle était différente de celle des deux autres gamines ; elle était souple et posée, alors que ses camarades sautillaient de manière imprévisible, comme des balles de caoutchouc sur une pierre mal équarrie.

La différence était (comme le lui révéla un examen plus attentif), que Nell savait toujours où elle allait. Au contraire d’Elizabeth ou Fiona. C’était moins une question d’intelligence innée (les tests et les observations de Miss Matheson le démontraient à l’envi) que d’attitude émotionnelle. Quelque chose dans le passé de la petite fille lui avait enseigné, à son corps défendant, l’importance d’une réflexion approfondie.

« Je vous demande une prédiction, madame Hackworth. Laquelle selon vous atteindra la première la lande ? »

Au son de sa voix, Mme Hackworth se ressaisit. « On dirait une lettre adressée au spécialiste de l’étiquette du Times. Si j’essaye de vous flatter en suggérant que ce sera votre petite-fille, est-ce que je l’accuse implicitement d’impulsivité ? »

Sourire bienveillant du Lord actionnaire. « Laissons de côté l’étiquette – une convention sociale qui n’a rien à voir avec cette enquête – et répondez-moi en scientifique.

— Ah ! si seulement mon John était ici. »

Mais il est ici, songea Lord Finkle-McGraw, dans chacun de ces livres. Mais il n’en dit rien. « Très bien, je vais m’exposer au risque de l’humiliation en prédisant qu’Elizabeth atteindra le mur la première ; que Nell trouvera le passage secret ; mais que votre fille sera la première à s’y aventurer.

— Je suis sûre que jamais vous ne pourriez vous sentir humilié en ma présence, Votre Grâce », dit Mme Hackworth. C’était une phrase difficile à prononcer, et d’ailleurs il ne l’entendit pas vraiment.

Ils reportèrent leur attention vers les fenêtres. Quand les petites furent à un jet de pierre du mur, on vit se faire la décision. Elizabeth se détacha du groupe, partit en courant et fut la première à toucher les pierres froides, suivie à quelques pas par Fiona. Nell restait loin derrière, n’ayant pas altéré sa démarche régulière.

« Elizabeth est une petite-fille de duc, habituée à n’en faire qu’à sa tête, et elle n’a aucune réticence naturelle ; elle se porte en avant et va revendiquer le but comme lui revenant de droit, expliqua Finkle-McGraw. Mais elle n’a pas vraiment réfléchi à ses actes. »

Elizabeth et Fiona venaient à leur tour de poser les mains sur les pierres, comme si elles jouaient à chat perché. Mais Nell s’était arrêtée et tournait la tête de chaque côté pour inspecter sur toute sa longueur le parcours sinueux du mur dans ce paysage de plus en plus vallonné. Après quelques instants, elle tendit la main pour en désigner une section voisine et entreprit aussitôt de s’y diriger.

« Nell se tient au-dessus de la mêlée pour réfléchir, expliqua Finkle-McGraw. Pour les autres petites, le mur est un élément décoratif, n’est-ce pas ? Un truc joli à parcourir et à explorer. Mais pas pour Nell. Nell sait ce qu’est un mur. C’est un savoir qu’elle a intégré précocement, sur lequel elle n’a pas besoin de réfléchir. Nell s’intéresse plus aux portes qu’aux murs. Les portes secrètes, dérobées, sont particulièrement intéressantes. »

Fiona et Elizabeth la suivirent en hésitant, caressant de leurs petites mains roses la pierre humide, sans trop savoir où les menait Nell. Cette dernière progressait dans l’herbe d’un pas décidé et parvint bientôt à une légère déclivité. On l’y vit presque disparaître lorsqu’elle descendit vers les fondations du mur.

« Un chenal d’écoulement, expliqua Finkle-McGraw. Surtout, ne vous inquiétez pas. Il se trouve que j’y suis passé à cheval ce matin. L’eau ne monte que jusqu’aux chevilles, et le diamètre du conduit convient tout à fait à des fillettes de huit ans. Le passage est long de quelques mètres – plus prometteur que menaçant, oserai-je espérer. »

Fiona et Elizabeth avancèrent avec précaution, surprises par la découverte de Nell. Toutes trois disparurent dans le boyau. Quelques instants plus tard, on pouvait discerner un éclair rouge vif traversant rapidement les bruyères par-delà le mur. Fiona escalada le léger affleurement rocheux qui marquait le début de la lande et, tout excitée, fit signe à ses compagnes.

« Le passage secret a été découvert par Nell, mais elle est prudente et patiente. Elizabeth se trouve décontenancée par son impulsivité antérieure… elle se sent idiote, voire un rien renfrognée. Quant à Fiona…

— Fiona voit sans aucun doute un portail magique ouvrant sur un royaume enchanté, dit Mme Hackworth, et doit encore être toute déconfite de constater que vous n’avez pas peuplé l’endroit de licornes et de dragons. Sinon, elle n’aurait pas hésité un seul instant à se précipiter dans ce tunnel. Ce monde-ci n’est pas celui où ma Fiona désire vivre, Votre Grâce. Elle désire un autre monde, où la magie est partout, où les contes se réalisent et où… »

Sa voix s’éteignit, et elle se racla la gorge, mal à l’aise. Lord Finkle-McGraw la regarda et lut sur ses traits une souffrance, vite masquée. Il comprit le reste de la phrase sans l’avoir entendue… et où mon mari est ici avec nous.