Deux cavaliers, un homme et une femme, remontaient au trot l’allée gravillonnée qui longeait les jardins, jusqu’au portail en fer forgé percé dans le mur de pierre, dont les deux vantaux s’ouvrirent à leur approche. L’homme était Colin, le fils de Lord Finkle-McGraw, la femme son épouse, et ils étaient sortis sur la lande pour surveiller leur fille et ses deux jeunes amies. Constatant que leur supervision n’était plus requise, Lord Finkle-McGraw et Mme Hackworth s’éloignèrent de la fenêtre pour se rapprocher instinctivement du feu qui brillait dans une cheminée de pierre vaste comme un garage.
Mme Hackworth s’assit dans un petit fauteuil à bascule, tandis que le Lord actionnaire choisissait un vieux fauteuil en cuir incongrûment défoncé. Un domestique leur resservit du thé. Mme Hackworth posa la soucoupe et la tasse en équilibre sur ses genoux, les maintenant des deux mains, puis elle rassembla ses idées.
« J’ai toujours désiré enquêter sur le lieu de résidence et les activités de mon mari, qui me sont restés un mystère depuis son départ, expliqua-t-elle ; j’ai toutefois cru comprendre, sur la foi de quelques déclarations très générales et fort prudentes qu’il a pu me faire, que la nature de ses activités était secrète et que, si Votre Grâce en avait la moindre connaissance – tout ceci n’étant, bien sûr, que simple hypothèse commode de ma part –, vous seriez contraint de traiter cette information avec une discrétion sans faille. Il va sans dire, j’imagine, que jamais ne me viendrait à l’idée d’user de mes faibles pouvoirs de persuasion pour vous inciter à violer la confiance placée en vous par une instance supérieure.
— Considérons comme acquis que nous saurons l’un et l’autre choisir ce que nous dicte l’honneur », répondit Finkle-McGraw avec un sourire désinvolte et rassurant.
« Merci. Mon mari continue de m’écrire des lettres, presque toutes les semaines, mais elles sont extrêmement générales, vagues et superficielles. Depuis ces derniers mois, toutefois, ces lettres m’ont paru remplies d’images et d’émotions étranges. Elles sont… bizarres. J’en suis venue à craindre pour l’équilibre mental de mon époux et pour les conséquences de toute entreprise qui reposerait sur sa seule sûreté de jugement. Et si je n’hésite pas à tolérer son absence aussi longtemps qu’il lui sera nécessaire pour accomplir sa tâche, l’incertitude commence à me ronger.
— Je ne suis pas entièrement ignorant en la matière et je ne pense pas violer la confiance de quiconque si je vous avoue que je ne suis pas le seul à avoir été surpris par la durée de son absence. Sauf erreur de ma part, les concepteurs de sa mission n’avaient jamais imaginé qu’elle durerait si longtemps. Vous serez sans doute en partie soulagée d’apprendre qu’on ne pense pas qu’il coure un quelconque danger. »
Mme Hackworth sourit respectueusement, mais cela ne dura pas.
« La petite Fiona semble bien supporter l’absence de son père.
— Oh, mais pour Fiona, il n’est jamais vraiment parti, dit Mme Hackworth. C’est le livre, voyez-vous, le livre ractif. Quand John le lui a donné, juste avant son départ, il lui a dit qu’il était magique et qu’il pourrait lui parler par son entremise. Je sais bien que c’est absurde, mais la petite croit vraiment que chaque fois qu’elle ouvre ce livre, son père lui lit une histoire, voire joue avec elle dans un monde imaginaire, de sorte qu’il ne lui manque pas du tout. Je n’ai pas le cœur de lui dire qu’il ne s’agit que d’un vulgaire média-programme informatisé.
— Je suis enclin à croire que, dans ce cas précis, la tenir dans l’ignorance est une politique fort sage.
— En tout cas, jusqu’ici, elle lui a bien servi. Mais, à mesure que le temps passe, elle devient de plus en plus étourdie, de moins en moins disposée à se concentrer sur ses études. Elle vit dans un monde imaginaire et elle y est très heureuse. Mais quand elle apprendra que l’imaginaire n’est que cela, j’ai bien peur qu’elle l’accepte mal.
— Elle n’est sûrement pas la première jeune personne à montrer les signes d’une imagination vivace, nota le Lord actionnaire. Tôt ou tard, tout cela semble rentrer dans l’ordre. »
Les trois petites exploratrices et leurs deux chaperons adultes regagnèrent bientôt la grande demeure. La lande désolée appartenant à Lord Finkle-McGraw était aussi éloignée des goûts des petites que pouvaient l’être le whisky pur malt, l’architecture gothique, les couleurs ternes et les symphonies de Bruckner. Une fois là-bas, ayant pu constater que l’endroit était dépourvu de licornes roses, de vendeurs de barbes-à-papa, de bandes d’adolescents ou de toboggans liquides vert fluo, leur intérêt retomba et elles commencèrent à se rapprocher du manoir – qui était en soi bien loin de Disneyland, mais entre les murs duquel une jeune utilisatrice aussi expérimentée et autoritaire qu’Elizabeth serait toujours susceptible de trouver quelques pépites consolatrices, par exemple un personnel de cuisine employé à plein temps et formé (entre autres talents parfaitement inutiles) à préparer du chocolat chaud.
Ayant autant qu’il était possible osé effleurer le sujet de la disparition de John Percival Hackworth, avant de s’en éloigner bien vite sans autre dommage que peut-être une rougeur des joues et des yeux brillants, Lord Finkle-McGraw et Mme Hackworth s’étaient repliés, d’un commun accord, vers des sujets moins brûlants. Les petites allaient rentrer déguster leur chocolat chaud, et bientôt pour les invitées sonnerait l’heure de regagner les quartiers à eux assignés pour la journée, où elles pourraient se débarbouiller et s’apprêter en vue du grand événement : le dîner.
« Je serais ravie de veiller sur l’autre petite – Nell – jusqu’à l’heure du dîner, dit Mme Hackworth. J’ai noté que le gentleman qui l’avait amenée ce matin n’est pas encore revenu de la chasse. »
Le Lord actionnaire étouffa un rire à l’idée que le général Moore aide une petite fille à s’habiller pour dîner. L’homme avait la grâce de connaître ses limites, aussi passait-il la journée à aller chasser jusqu’aux confins extrêmes du domaine. « La petite Nell sait fort bien se débrouiller toute seule et il se pourrait bien qu’elle n’ait ni le besoin ni l’envie d’accepter votre offre, si généreuse soit-elle. Mais sans doute sera-t-elle ravie de passer cet intermède avec Fiona.
— Pardonnez-moi, Votre Grâce, mais je m’inquiète à l’idée que vous puissiez laisser une enfant de son âge livrée à elle-même la plus grande partie de l’après-midi.
— Elle ne doit pas voir les choses ainsi, je puis vous l’assurer, et cela pour la même raison que la petite Fiona ne s’imagine pas que son père ait pu abandonner le logis familial. »
L’expression qui se lut à cet instant sur les traits de Mme Hackworth suggérait une légère incompréhension. Mais avant qu’elle ait pu expliquer à son hôte son erreur de jugement, ils furent interrompus par les éclats perçants d’un conflit acerbe qui leur parvenait depuis le hall. La porte s’entrouvrit, et Colin Finkle-McGraw apparut. Il avait encore le visage rougi par le vent sur la lande, et il arborait un sourire forcé qui ne différait pas franchement d’un rictus ; son front se plissait toutefois à intervalles réguliers au rythme des cris particulièrement perçants poussés par Elizabeth. Dans une main, il tenait un exemplaire du Manuel illustré d’éducation pour Jeunes Filles. On pouvait voir derrière lui Mme Finkle-McGraw qui tenait par le poignet la jeune Elizabeth, avec une force évoquant les pinces d’un forgeron approchant de l’enclume un lingot dangereusement brûlant ; et l’éclat des joues rubicondes de la petite renforçait encore cette analogie. La femme s’était penchée de sorte que son visage était à la hauteur de celui d’Elizabeth, et elle était en train de la tancer d’une voix basse et sifflante.