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« Désolé, père, dit le jeune Finkle-McGraw d’une voix empreinte d’un enjouement forcé pas vraiment convaincant. C’est l’heure de la sieste, apparemment. Et, se tournant avec un signe de tête : madame Hackworth. » Puis il fixa de nouveau le visage de son père et suivit son regard, baissé vers le livre. « Comme elle était impolie avec les domestiques, on lui a confisqué son livre pour le reste de l’après-midi. C’est la seule punition qui semble la marquer – aussi l’employons-nous avec une certaine fréquence.

— Alors peut-être qu’elle ne la marque pas autant que vous ne le supposez », observa Lord Finkle-McGraw, l’air désabusé et le ton perplexe.

Colin Finkle-McGraw choisit d’interpréter cette remarque comme un trait d’esprit visant d’abord Elizabeth – mais il faut bien dire que les parents d’enfants en bas âge doivent par nécessité avoir un sens de l’ironie bien différent de celui du reste de l’humanité non affligée d’un tel fardeau.

« On ne peut tout de même pas la laisser passer sa vie fourrée dans les pages de votre livre magique, Père. C’est pour elle comme un petit empire interactif, avec Elizabeth jouant les impératrices soumettant ses fidèles sujets à toutes sortes de décrets propres à vous glacer le sang. Il est important qu’on la ramène à la réalité de temps en temps, histoire de remettre les choses à leur vraie place.

— Leur vraie place… Parfait. Eh bien, je vous attends tous les deux, et avec Elizabeth à sa vraie place, pour l’heure du dîner.

— Bon après-midi, Père… Madame Hackworth », dit le jeune homme, et il referma la porte, lourd chef-d’œuvre d’ébénisterie et fort efficace piège à décibels.

Gwendolyn Hackworth crut alors discerner sur les traits de Lord Finkle-McGraw une expression qui lui donna envie de quitter la pièce. Après s’être acquittée des amabilités d’usage, c’est d’ailleurs ce qu’elle fit. Elle récupéra Fiona dans l’angle de cheminée où elle s’était installée pour déguster le reste de son chocolat chaud. Nell était là, elle aussi, plongée dans son exemplaire du Manuel, et Gwendolyn nota non sans surprise qu’elle n’avait pas du tout touché à sa boisson.

« Qu’est-ce que c’est ! ? s’exclama-t-elle en croyant prendre le ton sucré qui s’imposait. Une petite fille qui n’aime pas son bon chocolat chaud ! »

Nell était entièrement absorbée par son livre, et, durant un instant, Gwendolyn crut qu’elle ne l’avait pas entendue. Mais quelques secondes plus tard, il apparut évident que l’enfant ne faisait que retarder sa réaction, le temps qu’elle soit parvenue à la fin d’un chapitre.

Alors elle leva lentement les yeux de la page du livre. Nell était une petite fille raisonnablement séduisante, comme peuvent l’être presque toutes les petites filles avant que le déferlement immodéré des hormones amène certaines parties de leur visage à se développer de manière disproportionnée aux autres ; elle avait des yeux noisette, qui avaient des reflets orange à la lueur des flammes, et comme un éclat sauvage. Gwendolyn avait du mal à en détacher son regard ; elle se sentait pareille à un papillon prisonnier qui contemple à travers le verre grossissant d’une loupe l’œil calme et aiguisé du naturaliste.

« Le chocolat est parfait, dit Nell. La question est : en ai-je besoin ? »

Il y eut un assez long silence, le temps que Gwendolyn trouve une réponse adéquate. Nell ne semblait pas en attendre : elle avait livré une opinion, point final.

« Ma foi, dit enfin Gwendolyn, si jamais tu décides que tu pourrais éventuellement avoir besoin de quoi que ce soit, dis-toi bien que je serai dans ce cas ravie de t’assister.

— Votre offre est fort aimable. Et je vous en suis infiniment reconnaissante, madame Hackworth », dit Nell, sur le ton parfait des princesses dans les livres.

« Très bien. Bon après-midi », dit Gwendolyn. Elle prit Fiona par la main et la conduisit à l’étage. Fiona lambinait d’une manière presque idéalement calculée pour ennuyer, et elle ne répondait aux questions de sa mère que par des hochements de tête dans un sens ou dans l’autre parce que, comme toujours, elle avait l’esprit ailleurs. Une fois parvenues à leurs quartiers temporaires dans l’aile réservée aux invités, Gwendolyn mit au lit Fiona pour sa sieste, puis elle s’installa devant un secrétaire pour finir de rédiger sa correspondance. Mais c’était à présent au tour de Mme Hackworth de découvrir qu’elle avait l’esprit ailleurs, hanté par ces trois bien étranges petites filles – les trois plus intelligentes de l’académie de Miss Matheson – qui toutes entretenaient une relation bien spécifique avec leur Manuel. Son regard délaissa les feuilles éparses de papier médiatronique sur le secrétaire, pour se porter vers la fenêtre et contempler la lande sur laquelle un léger crachin s’était mis à tomber. Elle passa ainsi presque une heure à se torturer l’esprit avec des petites filles et des Manuels.

Puis il lui revint une affirmation énoncée par son hôte, au cours de l’après-midi, et qu’elle n’avait pas sur le coup appréciée à sa juste valeur : ces petites n’étaient pas plus étranges que toutes les autres petites filles, et faire retomber sur le Manuel les bizarreries de leur comportement était faire preuve d’une totale incompréhension.

Nettement rassurée, elle sortit alors son stylo en argent et entama une lettre à son époux disparu et qui ne lui avait jamais paru si lointain.

Miranda reçoit un message ractif inhabituel ; un trajet dans les rues de Shanghai ; l’hôtel Cathay ; une soirée raffinée ; Carl Hollywood la présente à deux personnages peu communs

Dans quelques minutes il serait minuit, et Miranda s’apprêtait à terminer sa vacation de la soirée et à descendre de scène. On était vendredi soir. Nell avait apparemment décidé pour une fois de ne pas passer une nuit blanche.

Les soirs d’école, on pouvait compter qu’elle aille au lit entre dix heures trente et onze heures, mais, le vendredi, c’était sa nuit pour s’immerger dans le Manuel comme elle le faisait étant petite, six ou sept ans plus tôt, au début de toute cette aventure. Pour l’heure, Nell était embarquée dans une partie de l’histoire qui devait lui paraître particulièrement frustrante : en gros, tenter de débrouiller l’énigme des rites sociaux d’une secte de fées passablement bizarres qui l’avaient jetée dans un labyrinthe souterrain. Elle finirait bien par trouver la solution – elle la trouvait toujours – mais pas ce soir.

Miranda s’offrit quatre-vingt-dix minutes de supplément en scène pour intervenir dans un ractif de samouraïs fort prisé au Japon : elle y jouait une fille de missionnaire blond platine enlevée de Nagasaki par un méchant rônin. Son rôle se limitait à piailler sans cesse en attendant d’être sauvée par un gentil samouraï. C’était vraiment malheureux qu’elle ne parle pas la langue et (par-dessus le marché) qu’elle connaisse mal le style théâtral nippon, car, d’après le script, ils étaient censés faire des trucs assez radicaux et intéressants au niveau du karamaku – l’« écran vide » ou « jeu vide ». Huit ans plus tôt, elle aurait fait le vol d’une heure jusqu’à l’archipel nippon pour apprendre la langue. Quatre ans plus tôt, elle aurait à tout le moins été dégoûtée d’elle-même à se voir jouer ce rôle stupide. Mais cette nuit elle lançait ses répliques au signal, couinait et se trémoussait aux bons moments, et elle repartit avec son cachet, en même temps qu’un joli pourboire et l’inévitable petit mot envoyé par le client – un cadre moyen d’Osaka qui tenait à faire plus ample connaissance. Bien entendu, la même technologie qui empêchait Miranda de retrouver Nell empêchait ce connard de retrouver Miranda.