Une offre d’emploi urgente clignota sur son écran juste au moment où elle remballait ses affaires. Elle consulta l’écran RENSEIGNEMENTS ; le boulot ne payait pas si bien que ça, mais il était de très courte durée. Elle l’accepta donc. Elle se demandait qui pouvait bien lui adresser ses offres d’emploi urgentes ; six ans plus tôt, c’était encore fréquent ; mais, depuis qu’elle s’était mise à travailler le soir, elle était plus ou moins devenue une de ces minettes occidentales interchangeables affublées d’un nom à coucher dehors.
Cela vous avait des allures de bizarre création d’art bohème, genre projet d’atelier ractif surgi de son passé lointain : un paysage surréaliste de formes géométriques abstraites et colorées, avec des visages qui surgissaient çà et là, en deux dimensions, à l’instant de dire la réplique. Ces visages étaient affichés en placage de texture, donnant ainsi l’impression d’être recouverts d’un maquillage élaboré ou d’avoir été modelés pour évoquer une pelure d’orange, une peau d’alligator ou une coque de noix exotique.
« Elle nous manque », dit l’un des visages ; la voix, vaguement familière, était numéritraitée pour donner un gémissement aux résonances spectrales inquiétantes.
« Où est-elle ? » s’enquit un autre visage, d’aspect déjà un peu plus familier.
« Pourquoi nous a-t-elle abandonnés ? » dit un troisième visage, et malgré le placage de texture et le traitement numérique de la voix, Miranda reconnut Carl Hollywood.
« Si seulement elle daignait venir à notre fête ! » s’écria un autre personnage, que Miranda identifia comme une ractrice de la compagnie du Parnasse – Christine ou quelque chose comme ça.
Le prompteur lui souffla sa réplique : Désolée, les enfants, mais je bosse tard ce soir.
« D’accord, d’accord, dit Miranda. Je vais improviser. Où êtes-vous tous ?
— La soirée de la troupe, idiote ! lança Carl. Tu as un taxi qui t’attend dehors – on s’est même fendu d’un modèle de pleine voie ! »
Miranda décrocha du ractif, acheva de ranger son plateau-cabine en la laissant ouverte pour qu’un autre membre de la compagnie puisse y pénétrer d’ici quelques heures pour travailler durant la période la plus demandée. Elle descendit l’escalier en spirale avec sa théorie de chérubins, muses et Troyens en stuc, traversa le foyer où un duo de ractifs stagiaires à l’œil vague étaient en train de nettoyer les détritus de la représentation en direct de la soirée, et sortit par la porte principale. Et là, dans la rue, illuminée par le néon rose et mauve nauséeux cernant l’enseigne, l’attendait effectivement un taxi de pleine voie, tous feux allumés.
Elle fut vaguement surprise quand le chauffeur prit la direction du Bund, et non celle des quartiers d’immeubles de faible hauteur de Pudong, résidences traditionnelles des Occidentaux sans tribu et de revenus modestes. Les soirées se passaient en général dans le séjour de l’un ou l’autre membre de la troupe.
Puis elle se souvint que le Parnasse était désormais une compagnie théâtrale à succès, qu’ils avaient quelque part un immeuble entier occupé par des développeurs qui mettaient au point de nouveaux ractifs ; que leur production actuelle de Macbeth avait coûté un paquet ; que Carl s’était envolé pour Tokyo, Shenzhen et San Francisco, à la recherche d’investisseurs, et qu’il n’en était pas revenu les mains vides. Pour le premier mois, les représentations se jouaient à guichets fermés.
Mais ce soir, il y avait eu beaucoup de sièges vides dans la salle, car la majorité du public de la générale était non chinois, or les non-Chinois hésitaient à sortir la nuit dans les rues à cause des rumeurs sur les Poings de la juste harmonie.
Miranda était nerveuse, elle aussi, même si elle refusait de l’admettre. Le taxi tourna à l’angle d’une rue et ses phares balayèrent un groupe de jeunes Chinois assemblés sous un porche, et quand l’un d’eux porta une cigarette à sa bouche, elle entrevit l’éclat d’un ruban écarlate noué à son poignet. L’angoisse l’étreignit, son cœur battit la chamade, sa gorge se serra. Mais les jeunes ne pouvaient rien discerner à travers les vitres miroirs du taxi. Ils ne fondirent pas sur elle, en brandissant des armes et en criant « Sha ! Sha ! »
L’hôtel Cathay se dressait au milieu du Bund, à l’intersection de la route de Nankin, la Rodeo Drive de l’Extrême-Orient. À perte de vue – et peut-être jusqu’à Nankin – l’artère était bordée de boutiques et de grands magasins, occidentaux et nippons, et l’espace aérien la surmontant était saupoudré d’aérostats guère plus gros que des amandes, équipés d’une ciné-caméra avec logiciel de reconnaissance de forme, qui leur permettait de surveiller tout rassemblement un peu louche de jeunes gens susceptibles d’appartenir à une cellule du Poing.
Comme tous les autres grands édifices occidentaux en bordure de rivage, le Cathay était souligné de bandeaux lumineux blancs, ce qui n’était sans doute pas un mal, car autrement il n’aurait guère fait impression. De jour, son aspect extérieur était en effet pour le moins sordide et délabré.
Miranda s’amusa à jouer au dégonflé avec le portier : elle se dirigea vers l’entrée, d’un pas décidé, certaine qu’il allait lui ouvrir la porte, mais l’autre restait derrière, les mains croisées dans le dos, en la lorgnant d’un air maussade. Finalement, il céda et lui ouvrit, même si elle dut quand même ralentir le pas pour ne pas s’écraser le nez contre la vitre.
George Bernard Shaw était descendu ici ; Noel Coward y avait écrit une pièce. Le hall était haut et étroit, en marbre Arts Déco, avec de splendides lustres en fer forgé et des arches de vitraux à travers lesquelles filtrait la lumière blanche des immeubles du Bund. Un orchestre de jazz rétro jouait au bar, slap-bass et percussions sur bidons. À l’entrée, Miranda se dressa sur la pointe des pieds pour repérer où se déroulait la soirée ; elle ne vit rien, hormis un groupe d’aérotouristes européens d’âge moyen en train de danser le slow et la brochette habituelle de jeunes gommeux Chinois, installés en rang d’oignon au bar et comptant bien la voir entrer.
Finalement, elle monta jusqu’au septième, où se trouvaient tous les restaurants originaux. La grande salle de banquets avait été louée par une vague organisation outrageusement fortunée, et elle était remplie de messieurs vêtus de costumes d’un luxe intimidant, de dames portant des robes encore plus intimidantes, et saupoudrée de quelques Victoriens aux tenues beaucoup plus sobres – quoique toujours coquettes et coûteuses. La musique était pour le moins discrète – juste un Chinois en smoking jouant du jazz derrière un piano à queue, mais, sur la scène au fond de la salle, un orchestre plus conséquent était en train d’installer son matériel.
Elle allait s’éclipser, en se demandant dans quelle arrière-salle pouvait bien se dérouler leur nouba de bateleurs minables, quand elle entendit une voix l’appeler de l’intérieur.
Carl Hollywood approchait, traversant par le milieu la salle de banquets comme s’il était chez lui, resplendissant avec ses bottes de cow-boy taillées main dans la peau souple de quantité de repaies et d’oiseaux exotiques, et portant un ample vêtement, sorte de croisement entre une cape et un cache-poussière occidental, qui balayait presque le sol et donnait l’impression qu’il mesurait deux mètres dix et non son malheureux mètre quatre-vingt-quinze. Ses longs cheveux blonds étaient peignés en arrière, et sa barbiche pharaonique pointait raide et taillée en pointe comme un sarcloir. Il était superbe, et il le savait, et ses yeux bleus transperçaient Miranda, la clouant sur place devant les portes ouvertes de l’ascenseur par lequel elle avait failli s’échapper.