Il l’étreignit à l’étouffer, puis la fît virevolter. Elle se ratatina contre lui, protégée de la foule du banquet sous le bouclier enveloppant de sa cape. « J’ai l’air d’une vraie pomme, souffla-t-elle. Pourquoi ne m’as-tu pas prévenue que ce serait une soirée de ce style ?
— Pourquoi ne l’aurais-tu pas su ? » rétorqua Carl. En bon metteur en scène, l’un de ses talents était de vous poser les questions les plus difficiles qu’il se puisse imaginer.
« J’aurais mis autre chose. J’ai l’air…
— T’as l’air d’une jeune artiste bohème, dit Carl, en reculant d’un pas pour examiner son justaucorps noir typiquement collant, qui se contrefiche des tenues prétentieuses et qui, dès qu’elle entre quelque part, fait paraître tous les autres trop habillés, et qui peut se le permettre parce qu’elle a ce petit quelque chose de spécial.
— Espèce de chien à la langue trop bien pendue, tu sais très bien que c’est du flan.
— Il y a quelques années, tu aurais traversé cette pièce en levant ton joli petit menton comme un bélier, et tout le monde se serait écarté pour t’admirer. Pourquoi plus maintenant ?
— Je n’en sais rien, admit Miranda. Je crois que c’est cette histoire avec Nell. J’ai hérité de tous les inconvénients de la maternité sans même réussir à avoir de gosse. »
Carl se détendit et se radoucit, et Miranda sut qu’elle avait prononcé les mots qu’il attendait. « Allez, viens, je veux te présenter quelqu’un.
— Si tu comptes essayer de me caser avec un de ces fils de pute pleins aux as…
— Loin de moi pareille idée…
— Pas question de devenir une femme au foyer qui joue la comédie à ses heures perdues.
— J’entends bien, dit Carl. À présent, veux-tu bien te calmer une minute ? »
Miranda se forçait à ignorer qu’ils étaient maintenant parvenus au beau milieu de la salle. Carl Hollywood monopolisait toute l’attention, ce qui lui convenait parfaitement. Elle échangea des sourires avec un couple de racteurs qui étaient apparus sur l’invitation interactive qui l’avait convoquée ici ; tous deux semblaient plongés dans une conversation fort agréable avec des gens très bien, sans doute des investisseurs.
« Qui m’emmènes-tu voir ?
— Un type nommé Beck. Une de mes vieilles connaissances.
— Mais pas un ami ? »
Carl eut un sourire gêné, puis il haussa les épaules. « On a été amis, durant un temps. On a également été collaborateurs. Partenaires en affaires. C’est la vie, Miranda : au bout d’un moment, on se bâtit un réseau de relations. On leur transmet des éléments de données susceptibles de les intéresser, et eux font de même. Vis-à-vis de moi, c’est ce genre de type.
— Je ne vois toujours pas pourquoi tu tiens à me le présenter.
— Je crois bien, dit Carl très doucement, mais en jouant sur sa voix en acteur de sorte qu’elle distingua parfaitement chaque mot, que ce gentleman est en mesure de t’aider à retrouver Nell. Et que tu es en mesure de lui fournir quelque chose qu’il recherche. »
Sur quoi, il s’écarta dans un grand mouvement de cape pour lui reculer un siège. Ils étaient maintenant à l’angle de la salle de banquets. De l’autre côté de la table, tournant le dos à la large baie vitrée à l’appui de marbre, le Bund illuminé et la cacophonie médiatronique de Pudong jetant une lueur sanglante sur les épaulettes lustrées de son costume, était assis un jeune Africain à nattes rasta, le nez chaussé de lunettes noires dont les minuscules lentilles circulaires contenaient une espèce de réseau spatial métallique d’une complexité ostentatoire. À ses côtés, mais c’est à peine si Miranda nota sa présence, se tenait un homme d’affaires nippon, vêtu du kimono noir traditionnel, qui fumait un truc sentant le vieux cigare démodé et foncièrement cancérigène.
« Miranda, voici M. Beck et M. Oda, tous deux corsaires. Messieurs, voici Miranda Redpath. »
Les deux hommes inclinèrent la tête dans un pathétique vestige de salut, mais aucun ne fit mine de vouloir lui serrer la main, ce qui était aussi bien – de nos jours, c’était incroyable les saloperies qui pouvaient se transmettre par simple contact épidermique. Miranda ne leur rendit même pas leur salut ; elle s’assit simplement et laissa Carl faire les présentations. Elle n’aimait pas les gens qui se présentaient comme des corsaires. C’était juste une façon prétentieuse de dire thète – un individu sans tribu.
C’était ça, ou alors ils appartenaient effectivement à une tribu – à leur dégaine, sans doute quelque phyle synthétique tordu dont elle n’avait jamais entendu parler –, mais pour quelque raison prétendaient le contraire.
Mais Carl poursuivait : « J’ai déjà expliqué à ces messieurs, sans entrer dans le détail, que tu désirerais réaliser l’impossible. Puis-je t’apporter quelque chose à boire, Miranda ? »
Après son départ, il y eut un assez long silence, sans doute mis à profit par M. Beck pour toiser Miranda, bien qu’elle n’aurait su dire, à cause des lunettes noires. La fonction essentielle de M. Oda semblait de jouer les spectateurs nerveux, comme s’il avait parié la moitié de sa fortune sur le réseau à deviner qui parlerait le premier, de Miranda ou de M. Beck.
Un stratagème lui vint à l’esprit. Il indiqua de la main l’estrade et hocha la tête d’un air entendu : « Vous aimez ce groupe ? »
Miranda les observa : une demi-douzaine d’individus des deux sexes et d’ethnies assorties. La question de M. Oda n’était pas évidente, car ils n’avaient pour l’instant pas encore interprété la moindre note. Elle reporta son attention sur ledit M. Oda qui pointait à présent le doigt sur sa propre personne, de manière éloquente.
« Oh ! vous êtes l’imprésario ? » dit Miranda.
M. Oda sortit de sa poche un petit objet scintillant qu’il fit glisser sur la table vers Miranda. C’était une broche émaillée en forme de libellule. Elle avait remarqué des ornements similaires portés par plusieurs invités. Elle la saisit avec précaution. M. Oda tapota son revers avec un signe de tête, l’encourageant à les imiter.
Elle préféra, provisoirement, la laisser où elle était, sur la table.
« Je ne vois rien du tout, dit enfin M. Beck, apparemment à l’intention de M. Oda. En première approximation, elle me paraît nette. » Miranda comprit que M. Beck l’avait inspectée en recourant à quelque système d’affichage intégré à ses verres phénoménoscopiques.
Elle cherchait encore à imaginer une réponse cinglante quand M. Oda se pencha vers elle, dans le nuage de fumée de son cigare. « Nous avons cru comprendre que vous désiriez établir certaine connexion. Et que ce désir était très fort. »
Des corsaires. Le terme sous-entendait également que ces messieurs, à leurs propres yeux tout du moins, avaient comme qui dirait leur petite entreprise, un moyen personnel de tirer des revenus de leur propre manque d’affiliation tribale.
« On m’a dit qu’une telle chose était impossible.
— Il serait plus correct de parler en termes probabilistes », dit M. Beck. Son accent était principalement d’Oxford, avec un rythme jamaïcain et une netteté qui avait quelque chose d’indien.
« Astronomiquement improbable, dans ce cas, reprit Miranda.
— Tout juste », dit M. Beck.
À présent, la balle avait en quelque sorte réussi à se retrouver dans le camp de Miranda. « Les gars, si vous croyez avoir trouvé un moyen de battre les probabilités, pourquoi n’entrez-vous pas dans les ractifs de Vegas pour faire fortune ? »