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La blague parut à vrai dire amuser ces messieurs plus qu’elle ne l’aurait escompté. Ils n’étaient pas insensibles à l’ironie. Enfin un signe favorable dans le barrage presque insurmontable de signes négatifs qu’elle avait obtenus d’eux jusqu’ici.

L’orchestre se mit à jouer, un air de musique de danse bien rythmé. Les lumières s’atténuèrent, et la salle se mit à scintiller de la multitude d’éclats clignotants jetés par toutes les broches à libellules.

« Ça ne marcherait pas, expliqua M. Beck, parce que Vegas est un pur jeu de chiffres sans aucune signification humaine. L’esprit ne s’interface pas avec de simples chiffres.

— Mais les probabilités demeurent, dit Miranda.

— Imaginez que vous ayez rêvé une nuit que votre sœur est victime d’une catastrophe et que, la voyant le lendemain, vous apprenez qu’elle vient de rompre avec son petit ami ?

— Ce pourrait être une coïncidence.

— Oui. Mais guère probable. Voyez-vous, il est peut-être possible de vaincre les probabilités, quand le cœur intervient en même temps que l’esprit. »

Miranda supposa qu’aucun des deux hommes n’était conscient de la cruauté foncière de ce qu’ils étaient en train de lui dire. Mieux valait encore n’avoir aucun espoir. « Vous ne seriez pas tous les deux embringués dans une espèce de trip religieux ? »

MM. Beck et Oda se dévisagèrent de manière éloquente. M. Oda entreprit un petit rituel personnel de suçotement de dents et de raclements de gorge, qui devait sans aucun doute véhiculer des torrents d’informations pour un de ses compatriotes, mais ne dévoilait absolument rien à Miranda, en dehors de l’indication vague que la situation était passablement compliquée. M. Beck exhiba une antique boîte à priser en argent – peut-être une simple réplique –, prit une pincée de poussière de nanosites et se l’enfourna dans une de ses grandes narines circulaires, avant de se gratter nerveusement le dessous du nez. Il fit descendre ses lunettes, exposant ses grands yeux bruns, et fixa distraitement derrière Miranda le milieu de la salle, observant l’orchestre et la réaction des danseurs à sa prestation. Il portait lui aussi une libellule montée en broche, qui s’était mise à scintiller et à clignoter en jetant de superbes éclats multicolores, comme une flotte de voitures de police et de camions de pompiers assemblés autour d’un immeuble en flammes.

Le groupe enchaîna sur un bizarre magma sonore détonnant et sans rythme, qui engendra de lents courants de convection dans la foule des danseurs.

« Comment avez-vous connu Carl, tous les deux ? » demanda Miranda, espérant ainsi plus ou moins rompre la glace.

M. Oda hocha la tête pour s’excuser. « Je n’avais pas eu le plaisir de faire sa connaissance jusqu’à tout récemment.

— Et moi, j’étais sur sa production de thyuh-tuh à Londres.

— Vous êtes racteur ? »

Ricanement ironique de M. Beck. Un mouchoir de soie multicolore fleurit dans sa main, et il se moucha rapidement et proprement, en priseur expérimenté. « Je suis machiniste, expliqua-t-il.

— Vous programmez des ractifs ?

— Entre autres activités.

— Vous vous occupez des lumières et des décors ? ou plutôt des trucs numériques ? ou alors vous êtes nanotech ?

— Les distinctions désobligeantes ne m’intéressent pas. Je ne m’intéresse qu’à une chose, dit M. Beck, en levant son index, surmonté de la griffe d’un ongle imposant mais parfaitement manucuré, à savoir l’utilisation de la technologie pour véhiculer du sens.

— Ce qui couvre un vaste domaine, de nos jours.

— Certes, mais ça ne devrait pas. Ou si l’on veut, les distinctions en la matière sont bidons.

— Qu’y a-t-il de mal à simplement programmer des ractifs ?

— Absolument rien, de même qu’il n’y a rien de mal à pratiquer le théâtre traditionnel en direct, ou tant qu’on y est, à s’installer autour d’un feu de camp pour raconter des histoires, comme j’aimais le faire sur la plage quand j’étais môme. Mais, dès qu’il s’agit de trouver de nouvelles méthodes, c’est mon boulot de technicien de les découvrir. Votre art, madame, est de savoir être ractrice. Le mien, c’est de découvrir de nouvelles technologies. »

Le bruit venant de l’orchestre était devenu une suite de pulsations aléatoires. Alors qu’ils parlaient, les pulsations se regroupèrent pour composer un rythme plus régulier. Miranda se retourna pour regarder les danseurs sur la piste. Tous avaient un regard lointain, étrangement concentré. Les libellules à leur revers s’étaient mises à clignoter avec frénésie, émettant une puise cohérente de lumière blanche éclatante sur chaque temps de la musique. Miranda réalisa que les broches devaient être connectées par un moyen quelconque au système nerveux de leur porteur et qu’elles dialoguaient entre elles, créant collectivement la musique. Un guitariste se mit à tisser une ligne mélodique improvisée sur ce motif sonore qui se fondait graduellement, et le son vint se condenser autour, à mesure que les danseurs percevaient la mélodie. Une boucle de rétroaction était en train de s’instaurer. Une jeune femme se mit à psalmodier une espèce de récitatif qui semblait improvisé. Peu à peu, une mélodie en naquit. La musique était toujours bizarre et informe, mais elle commençait à s’approcher de ce qu’on était susceptible d’entendre sur un enregistrement professionnel.

Miranda se retourna pour dévisager M. Beck. « Vous pensez avoir inventé une nouvelle façon de véhiculer du sens par la technologie…

— Un moyen d’expression.

— Un nouveau moyen d’expression, et vous pensez qu’il peut m’aider à obtenir ce que je cherche… Parce que dès que le sens intervient, les lois de la probabilité peuvent être contournées.

— Il y a deux idées fausses dans votre raisonnement. Un : je n’ai pas inventé le moyen d’expression. D’autres l’ont fait, peut-être dans un but différent, et je suis tombé dessus par hasard, ou peut-être cela m’a-t-il été suggéré incidemment.

« Pour ce qui est des lois probabilistes, chère madame, il est impossible de les enfreindre, pas plus qu’on ne peut enfreindre n’importe quel autre principe mathématique. Mais les lois de la physique et les mathématiques sont comme un système de coordonnées, qui ne travaillerait que dans une seule dimension. Peut-être en existe-t-il une autre, perpendiculaire, invisible de ces lois de la physique, et qui décrit les mêmes choses avec des règles différentes, des règles écrites dans nos cœurs, en un recoin profond qui nous reste à jamais inaccessible, hormis peut-être dans nos rêves. »

Miranda jeta un œil vers M. Oda, espérant de lui un clin d’œil ou quelque autre signe, mais il fixait la piste avec une expression terriblement sérieuse, en dodelinant légèrement du chef, comme s’il était lui aussi absorbé dans de profondes réflexions. Miranda inspira un grand coup, puis soupira.

Quand elle regarda de nouveau M. Beck, il l’observait, ayant noté sa curiosité vis-à-vis de M. Oda. Il leva la main, paume vers le haut, et se frotta le gras du pouce avec les autres doigts.

Ainsi donc, Beck était le pirate et Oda le commanditaire. La relation la plus ancienne et la plus gênante qui soit dans le monde technologique.

« Nous avons besoin d’un troisième participant, dit M. Beck, rejoignant ses pensées.

— Pour faire quoi ? dit Miranda, à la fois évasive et sur la défensive.

— Toutes les entreprises technomédiatiques ont la même structure », expliqua M. Oda, s’activant pour la première fois depuis un bout de temps. Mais, désormais, une agréable synergie s’était développée entre le groupe et la salle, bon nombre de participants s’étaient mis à danser – des chorégraphies complexes et intimidantes mais aussi des piétinements pour le moins primitifs. « Une assise en trépied. » Oda leva le poing et se mit à tendre les doigts pour ponctuer son énumération. Miranda nota que ces doigts étaient noueux et courbés, comme s’ils avaient subi des fractures à répétition. M. Oda était peut-être un pratiquant aguerri de certains arts martiaux aujourd’hui dédaignés par la majorité des Nippons, à cause de leurs origines prolétaires. « Pied numéro un : une nouvelle idée technologique. M. Beck. Pied numéro deux : un financement adéquat. M. Oda. Pied numéro trois : l’artiste. »