MM. Beck et Oda regardèrent Miranda de manière éloquente. Elle rejeta la tête en arrière et réussit à rire de bon cœur, un grand rire qui lui secoua le diaphragme. Ça faisait du bien. Elle secoua la tête, balayant ses épaules avec sa chevelure. Puis elle se pencha au-dessus de la table, en criant pour surmonter la musique. « Faut-il que vous soyez aux abois, tous les deux. Je suis un vieux croûton, les mecs. Rien que dans cette salle, il doit bien y avoir une demi-douzaine de racteurs qui ont bien plus d’avenir que moi. Carl ne vous a donc pas mis au courant ? Je suis coincée depuis bientôt six ans sur le même plateau-cabine à faire des trucs pour enfants. Je ne suis pas une vedette.
— Le vedettariat est synonyme de maîtrise du ractif conventionnel. Ce qui est précisément la technologie que nous cherchons à dépasser », dit M. Beck, un rien dépité qu’elle n’ait pas saisi.
M. Oda indiqua l’orchestre en train de jouer. « Aucun n’était musicien professionnel – certains n’étaient pas même amateurs. Le talent musical n’a rien à voir dans l’affaire – ces gens symbolisent une nouvelle race d’artistes nés trop tôt.
— Presque trop tôt, précisa M. Beck.
— Oh ! mon dieu », dit Miranda qui commençait à saisir, Pour la première fois, elle se dit que ce dont parlaient Beck et Oda – quoi que ce puisse être – était une vraie possibilité. Ce qui voulait dire qu’elle était à quatre-vingt-dix pour cent convaincue – même si seuls ses deux interlocuteurs étaient à même de le comprendre.
Il y avait maintenant trop de bruit pour parler. En reculant, un danseur vint buter contre la chaise de Miranda et manqua la renverser. Beck se leva, contourna la table et tendit la main, l’invitant à danser. Miranda contempla l’agitation dionysiaque qui avait envahi la piste et comprit que le seul moyen d’être tranquille était de se joindre à la danse. Elle récupéra sur la table la broche à libellule et suivit Beck au milieu de la piste. Sitôt agrafée, la broche se mit à clignoter et Miranda crut déceler qu’un nouveau motif venait de s’ajouter à la trame musicale.
Extrait du Manuel, la princesse Nell pénètre sur les terres du Roi Coyote
Tout cet après-midi torride, Nell peina pour grimper les innombrables lacets, en saisissant à intervalles réguliers le sac pendu à sa ceinture pour en sortir une poignée des cendres de Pourpre qu’elle répandait derrière elle comme des semences. Chaque fois qu’elle s’arrêtait pour récupérer, elle pouvait contempler l’étendue de désert brûlé qu’elle venait de franchir : une plaine fauve saupoudrée de rochers volcaniques brun-rouge et de plaques gris-vert d’épineux aromatiques qui s’accrochaient comme de la moisissure dans tous les recoins protégés du vent perpétuel. Elle avait espéré que, en escaladant le flanc de la montagne, elle s’élèverait au-dessus de la couche de poussière, mais celle-ci l’avait suivie, lui recouvrant d’une croûte les lèvres et les orteils. Dès qu’elle respirait par le nez, l’air sec ne réussissait qu’à irriter ses narines desséchées, aussi avait-elle renoncé à vouloir sentir quoi que ce soit. Mais en toute fin d’après-midi, un souffle d’air humide et frais descendit de la montagne et lui baigna le visage. Elle inspira, espérant en profiter avant qu’il ne glisse vers le désert en contrebas. Il sentait les arbres à feuilles persistantes.
De lacet en lacet, elle traversait et retraversait ces délicieuses bouffées d’air parfumées, si bien qu’après chaque épingle qu’elle négociait sur la piste, elle était incitée à grimper vers la suivante. Les petits buissons accrochés aux roches et tapis dans les fissures devenaient de plus en plus nombreux et vigoureux, et bientôt des fleurs apparurent, d’abord de minuscules boutons blancs, pareils à des poignées de sel jetées sur la rocaille, puis des corolles plus larges, bleues, magenta ou orange vif, débordantes d’un nectar parfumé qui attirait des abeilles toutes duveteuses et jaunes de pollen dérobé. Des chênes noueux et des sapins épais et bas jetaient de courtes ombres en travers du chemin. La ligne de crête approchait, et les virages s’élargirent à mesure que la pente décroissait. Nell se réjouit quand les lacets disparurent et que la piste partit en ligne droite pour couper à travers les molles ondulations d’une prairie d’altitude couverte de bruyère aux fleurs pourpres et ponctuée de rares bosquets de grands sapins. Un instant, elle redouta que cette prairie ne soit qu’une corniche et qu’elle ait d’autres montagnes à gravir, mais en fait le chemin redescendait. La démarche hésitante, maintenant que de nouveaux muscles devaient soutenir son poids à la descente, elle traversa, mi-courant, mi-marchant, un vaste glacis, grêlé de minuscules bassins d’eau limpide, avec çà et là, des plaques de neige humide, jusqu’au moment où le sol se déroba brutalement devant elle ; elle dérapa et s’arrêta au dernier moment ; juchée en équilibre précaire, tel un faucon pèlerin, elle pouvait contempler une immense contrée ponctuée de lacs bleus et de montagnes vertes, drapée de nappes tournoyantes de brouillard argenté.
Nell tourna la page et vit le panorama tel que l’avait décrit le livre. C’était une reproduction en double page – une peinture en couleurs, estima-t-elle. Chaque fragment était aussi réaliste qu’une ciné-séquence. Mais la géométrie du tableau était bizarre, empruntant plusieurs effets surréalistes propres à la peinture de paysage classique chinoise ; les montagnes étaient trop escarpées, et elles s’éloignaient à l’infini jusqu’à l’horizon, et pour peu que Nell regarde attentivement, elle pouvait apercevoir de hauts châteaux accrochés au-dessus d’insondables précipices, et les bannières colorées ondulant à leurs mâts portaient des meubles héraldiques qui étaient animés : les griffons étaient prêts à bondir, les lions rugissaient, et elle pouvait distinguer tous ces détails, quand bien même ces châteaux devaient être à des kilomètres de distance ; chaque fois qu’elle contemplait un détail, il grossissait pour constituer une nouvelle image, et dès que son attention se relâchait – qu’elle cligne des paupières ou tourne la tête – l’image initiale reprenait aussitôt la place.
Elle passa un long moment à jouer de la sorte, parce qu’il y avait pour le moins des douzaines de châteaux sur l’image, et elle en vint à se dire que si elle continuait à regarder et à compter, elle pourrait bien continuer ainsi éternellement. Mais il n’y avait pas que les châteaux : il y avait aussi des montagnes, des cités, des fleuves, des lacs, des oiseaux et des animaux, des caravanes et toutes sortes de voyageurs.
Elle examina pendant un certain temps un groupe de voyageurs qui avaient arrêté leurs chariots dans une prairie au bord de la route et monté un camp ; assis autour d’un feu de joie, ils tapaient des mains au rythme du quadrille joué par un des leurs sur une petite cornemuse, à peine audible à cette distance de plusieurs kilomètres. Puis elle se rendit compte que le livre n’avait plus parlé depuis un long moment. « Que s’est-il passé ensuite ? » demanda-t-elle. Le Manuel illustré d’éducation pour Jeunes Filles ne dit rien. « Nell chercha un passage sûr pour descendre », hasarda-t-elle. Son point de vue se modifia soudain. Une plaque de neige apparut dans le champ. « Non, attends, s’exclama-t-elle. Nell introduisit de la neige fraîche dans sa gourde vide. »